Adam Johnson | La Vie volée de Jun Do

Bons baisers du pays interdit |

Le point aveugle de la géographie mondiale

La Guerre de Corée a créé un carrefour fantôme pour la société de l’information. Depuis les années 1950, les territoires situés au nord du 38e parallèle ont vu leurs frontières se fermer à pratiquement tous les réseaux de circulation contemporains – mais au centre de ce point aveugle de la géopolitique mondiale, une seule certitude : l’arme nucléaire. La menace nucléaire est ce qui garde à flot, dans le concert international, le prestige un peu désuet de ce pays très pauvre. Donnant une existence, même abstraite, à la République populaire démocratique de Corée – ou Corée du Nord – la possession d’un considérable arsenal nucléaire justifie à elle seule l’intérêt des puissances occidentales pour la partie septentrionale de la péninsule coréenne.

La scission de l’ancien Empire de Taehan, devenu à la veille de la Seconde Guerre mondiale une possession japonaise, a été un des premiers enjeux de la Guerre Froide après la partition de l’Europe. Quelques étapes de la guerre qui a fini par dévaster le pays après l’échec des élections de 1948 incluent les invasions ou dépassements frontaliers d’un côté et de l’autre du célèbre 38e parallèle, limite géographique entre le Sud pro-américain et le Nord pro-soviétique. Face à la menace japonaise, il y eut le recours de l’aide chinoise au régime de Kim Il-sung, l’interminable conflit diplomatique au sein des Nations Unies que cela provoqua, et enfin les bombardements américains sous couvert du Conseil de Sécurité. On dit que pendant cette Guerre de Corée les Américains ne se seraient pas privés d’utiliser des bombes atomiques le long de la Mandchourie ; certains historiens rappellent aussi la folie du général MacArthur qui, contre la volonté du président Truman, voulait annihiler la Corée du Nord, créant une « ceinture de cobalt radioactif » de la Mer du Japon à la Mer Jaune.

Au 21e siècle, la Corée du Nord se confond désormais dans nos esprits avec des contrées fantômes et impénétrables : à la fois réservoir indéfini des frayeurs des sociétés qui se veulent progressistes et revers blême de la trop voyante et bruyante Corée du Sud, ce petit pays reste dans l’imaginaire collectif un enfer concentrationnaire où règnent encore les derniers relents d’un totalitarisme désuet ; une sorte de purgatoire où l’on nous dépeint des individus faméliques et endoctrinés. La Corée du Nord est l’impasse des utopies du siècle dernier. On ne fantasme pas la Corée du Nord, mais elle nous intrigue. Parce qu’elle semble être un lieu où le temps, le nôtre, n’a pas eu de prise, parce qu’à nos yeux les habitants du royaume interdit seraient des extraterrestres et parce que, malgré tout, les informations qui nous parviennent, ou que le régime quinquagénaire des Kim se plaît à diffuser, défient nos fictions.

Stranger than fiction

Dans son dernier livre, Le Météorologue, Olivier Rolin parle de la mission de la météorologie selon le pouvoir soviétique : « aider le prolétariat révolutionnaire à maîtriser les forces de la Nature ». Les régimes totalitaires ont toujours voulu maîtriser, soumettre la nature (Chávez soufflant pour arrêter la pluie lors de ses discours, par exemple). Alexandre Soljenitsyne rappelait déjà en 1968 la mainmise du pouvoir totalitaire sur la science dans Le premier cercle : surpuissante, elle donne aux chefs de l’Etat une stature démiurgique.
J’avoue avoir découvert ce qui reste pour moi la mythique et effrayante Corée du Nord au sujet de deux fleurs, la Kimilsungia et la Kimjongilia, respectivement orchidée et bégonia hybrides inventées ou rebaptisées en hommage à Kim Il-sung et Kim Jong-il, les dirigeants adorés.

Ce lieu exotique reste une énigme et une obsession, contrée qui se tisse de criants paradoxes. Si les activistes de tous bords peuvent s’intéresser à la catastrophe humanitaire qu’est le pays, c’est surtout la rigoureuse esthétique graphique du stalinisme mêlée de kitsch qui fascine des milliers de personnes. Le bling-bling local et la laideur légendaire des productions artistiques nord-coréennes deviennent de nos jours des topoï de plus en plus répandus. Le journal anglais The Telegraph publiait son classement des constructions les plus affreuses du monde : en très bonne position, on découvrait le mythique hôtel Ryugyong à Pyongyang, construit en presque vingt ans, et qui devait constituer le premier hôtel de luxe dans la capitale nord-coréenne.

Au centre du régime se trouve la dynastie royale, fondée par Kim Il-sung, composée de créatures aux origines divines, nées des plus ambitieux desseins de la Nature. La lignée des Kim semble surgie d’une nécessité presque géologique, la vie de ses hommes rythmant les cycles naturels de la péninsule. Et quant à nous, le reste du monde, on s’approprie à notre manière les hérauts du pouvoir en Corée.

Vous connaissez la figure aux joues tombantes de feu Kim Jong-il, le « Grand Soleil du 21e siècle » : on ne compte plus le succès sur les réseaux sociaux du tumblr Kim Jong-il looking at things. Suivi, bien sûr de son héritier, le joufflu bébé-roi, « l’étoile du 21e siècle » et non moins drôle Kim Jong-un looking at things.

On se souvient de l’histoire du fils ainé de Kim Jong-il, Kim Jong-nam, notable mafieux et assidu des casinos de l’Asie Pacifique, arrêté en 2001 à la frontière japonaise avec un passeport de la République dominicaine, faux est-il nécessaire d’ajouter. « Je suis Kim Jong-nam et je voulais visiter Disneyland », aurait-il affirmé aux autorités. La réaction de celles-ci n’est pas moins étonnante : afin d’éviter un incident diplomatique, le Japon décide de l’expulser vers la Chine ou Singapour, laissant aux autorités de Pyongyang le soin de récupérer le rejeton rebelle.

Kim Jong-il a désigné lui-même son successeur, son fils cadet Kim Jong-un, né en 1984, 83 ou 82 selon les versions. Tentatives d’assassinats de Kim Jong-nam à Macao, disparitions de proches, expulsions… la purge se met en place dès le début des années 2000. L’objectif était d’éliminer la branche aînée de la famille Kim. Cela s’est soldé, comme dans une épopée Ancien Régime ou une saga mafieuse, avec l’assassinat de l’oncle Jang Song Thaek, dévoré par une meute de chiens affamés. D’après certaines sources, sa famille entière et ses fidèles auraient subi le même sort. Mais encore une fois, sur cette affaire, Pyongyang reste la ville la plus silenciée du monde.

Terre d’excentricités et tragédies, la Corée du Nord va au-delà de la provocation nucléaire (tirs de missile, menace et incidents diplomatiques) vis-à-vis du Japon et de la Corée du Sud. Depuis l’avènement au pouvoir du Brillant camarade Kim Jong-un, désigné par son père pour lui succéder après son départ du paradis des travailleurs, le régime s’expose de plus en plus. Rêvant de transformer le pays en un paradis de ski, Kim Jong-un a commandé en 2013 des télésièges suisses. Nostalgie de son adolescence bernoise ou stratégie pour attirer les touristes, l’initiative se heurte à un blocage politique : la Suisse, comme l’Autriche ou la France, refuse de vendre les remontées mécaniques – ce qui impliquerait un viol de l’embargo imposé à la Corée du Nord par l’ONU (en cas d’embargo, l’importation de produits de luxe est interdite). Sans parler de l’emplacement de cette hypothétique station de ski appelée Masik et construite par l’armée régulière à l’est de Pyongyang, dont le point culminant ne dépasserait pas 768 mètres.

La diplomatie nord-coréenne change de visage, et le sport devient la nouvelle donne d’ouverture du pays. En avril dernier, la Corée du Nord a décidé d’ouvrir ses larges avenues aux coureurs de fond du monde entier lors du Marathon qui commémore chaque année l’anniversaire de Kim Il-sung, le grand-père du Cher Dirigeant et fondateur de la République Démocratique et populaire de Corée. Partant du monumental stade Kim Il-sung, les coureurs peuvent désormais faire de nombreuses révérences à tous les martyrs de la révolution : ils bénéficieront tous, en outre, de l’accompagnement de guides multilingues, flics déguisés en sportifs pour veiller au respect du circuit officiel et à la tenue pendant le séjour. Symbole du dégel des relations diplomatiques entre le Japon et la Corée du Nord, le tournoi de catch organisé par le Japon en septembre dernier, quelque temps après la visite du basketteur américain Dennis Rodman (et d’autres vétérans de la NBA), idole et nouvel ami de Kim Jung-un. Le dirigeant prône une diplomatie du sport dans un pays où il semble être le seul individu grassouillet.

Fiction documentée au Nord du 38e parallèle

Il existe bien sûr des témoignages, des BD, des romans et des documentaires dénonçant la répression dans le pays. Les diverses informations données le plus souvent par des rescapés des camps de concentration sont alarmantes.

Mais depuis la fin de la Guerre froide, la Corée du Nord est probablement un des grands créateurs de mythes de l’époque contemporaine : du point de vue du régime actuel, l’Histoire effective du pays commence en 1948, au début de la saga dont la dynastie Kim est la pierre angulaire. Quelle place peut avoir l’imagination au sein d’un régime qui réécrit sans cesse l’histoire mondiale à l’abri du reste du monde ? Quelle invention est-il possible de concevoir dans une contrée fermée qui nous échappe à ce point ? L’écrivain américain Adam Johnson a mené l’enquête. A sa manière. La vie volée de Jun Do en est le résultat : on remarque d’emblée qu’il n’y a que le roman qui permette de saisir, d’assimiler ce que l’auteur a vu en Corée du Nord. Dans ce livre monumental, baroque, grave et extraordinairement drôle, Johnson trace malgré tout un arc qui relie l’épopée picaresque du héros à l’actualité. On se dit alors que la fiction devient le dernier recours : comment affronter autrement, comment conjurer peut-être des images d’une capitale où la nuit il fait noir, totalement noir, une ville où les chèvres tombent des toits comme des pots de fleurs, un espace de vie où chacun est à portée d’un haut-parleur qui assène au fil des heures des épisodes d’une histoire en train de s’écrire ?

Jean Vigo, expliquant la démarche à l’origine de son premier film A propos de Nice, parlait d’un « point de vue documenté ». C’est en quelque sorte l’exploit de Johnson, de proposer une fiction, aussi rocambolesque puisse-t-elle paraître, à la mesure de son sujet. L’humour caustique de ce livre, sa folie structurelle, ses délires improbables ne sont que des résidus de la réalité du pays — les 600 pages du roman sont nécessaires à la chronique du très mystérieux et souvent fascinant royaume de Corée du Nord. On y suit un personnage qui sans se connaître ou afin de le faire s’est substitué à un autre, de multiples voix narratives nous fournissent sans cesse des informations : on retrouve un dirigeant cinéphile, des camps de concentration et surtout la terrible amnésie d’une population en partie lobotomisée.

Prix Pulitzer en 2013, roman hybride, à plusieurs voix ou cross genre comme on aime dire aux Etats-Unis, The Orphan Master’s Son (de son très beau titre américain) retrace la quête identitaire d’un orphelin. Premier étonnement, le nom du personnage principal comme un postulat politique. Pak Jun Do porte par défaut, comme tous les orphelins de son pays, le nom d’un des martyrs de la révolution. Le régime est la matrice identitaire de chaque citoyen.

Par ailleurs, pour toute oreille anglophone, Jun Do rappelle « John Doe », le nom attribué par les administrations anglo-saxonnes aux personnes non identifiées. Jun Do, Monsieur Tout le Monde, Monsieur à la vie volée — Monsieur Personne. 

Jun Do est persuadé d’être le fils du mélancolique directeur de l’orphelinat, qui l’élève comme n’importe quel autre enfant trouvé. A l’origine de cette décision, la disparition de la mère. Jun Do serait le fils d’une femme de grande beauté, ce qui dans la campagne nord-coréenne est visiblement encore un danger, puisque toute femme belle est réquisitionnée afin de servir à Pyongyang, comme épouse de fonctionnaire ou hôtesse, en somme comme vitrine d’un pays à la beauté éblouissante.

Devant fuir l’orphelinat à cause de la famine (l’histoire commence dans les sombres années 1990), Jun Do sera recruté pour travailler dans les souterrains (relents d’une guerre encore latente), puis, ayant reçu l’ordre d’apprendre l’anglais avec des cassettes, comme agent. Son travail : aller sur les côtes du Japon kidnapper des citoyens pour qu’ils apprennent aux agents nord-coréens la mode et les usages occidentaux. Au sein de ce roman d’aventures, l’épisode des enlèvements nocturnes est magistralement raconté. La nuit, le remords, la résignation. Pas l’oubli, cependant. Jun Do sera hanté par les personnes qu’il kidnappe. Encore une fois, le livre de Johnson est d’une justesse documentaire effarante. En juillet dernier, le Japon annonçait la levée de quelques sanctions économiques contre la Corée du Nord, afin que le régime de Kim Jong-un s’engage à créer une commission pour enquêter sur des enlèvements de Japonais. Dans les années 1970 et 80, quelques dizaines de citoyens auraient été enlevés pour former les espions nord-coréens, sans qu’aucun de ces captifs ne retrouve son pays d’origine. D’après les autorités japonaises, entre 1977 et 1983 au moins 17 ressortissants japonais auraient disparu de cette manière. L’estimation de certains experts de la NARKN (association des familles de victimes kidnappées par la Corée du Nord) est pourtant de quelques centaines. Pyongyang de son côté, reconnaît 13 kidnappings, parmi lesquels 8 personnes seraient mortes mais on ne sait pas à quel moment. Dans tous les cas, même ces chiffres sont incompréhensibles. La commission de l’ONU qui s’occupe de mener les recherches autour de ces disparitions commence à craindre que le régime des Kim ne se rapproche en fait de plus en plus du cauchemar khmer. L’histoire de Megumi Yokota est la plus connue : kidnappée à treize ans en 1977, mariée de force à un autre prisonnier sud-coréen, elle aurait été trop proche du régime ou trop au courant pour être rendue au Japon. Pyongyang annonce son suicide en 1994. Cela va encore plus loin : on raconte l’histoire de Toru Ishioka et Kaoru Matsuki, étudiants en Espagne, qui auraient été séduits par des femmes de la bande à Yodo-go, groupuscule de la Fraction Armée Rouge japonaise qui les auraient piégés jusqu’à Pyongyang. Ces belles espionnes fatales feraient partie des groupes japonais d’extrême gauche qui avaient été accueillis par la Corée du Nord alors qu’ils étaient entrés dans la clandestinité dans leur pays d’origine. Ces liens extrêmement complexes entre la Corée du Nord et le Japon expliqueraient en partie le silence des autorités des deux pays au sujet de certains enlèvements.

La comédie macabre des kidnappés se poursuit lorsque des familles japonaises reçoivent de la Corée du Nord ce qui semblait être les restes de leurs proches : après des analyses faites par la police, il s’agirait de restes animaux mêlés à des ossements humains divers.

À chaque épisode de la vie palpitante de Jun Do, on devine ou on peut restituer un arrière-plan inimaginable et pourtant avéré et actuel, sur lequel Adam Johnson tisse son récit. Le héros va ensuite être affecté à un bateau de pêche, comme spécialiste technique pour procéder à des écoutes dans les eaux internationales. Célibataire, il doit quand même se conformer au bizutage des marins qui veulent qu’on se tatoue sur la poitrine le portrait de sa femme. Jun Do choisit donc une actrice, Sun Moon, ex-favorite de Kim Jung-il et femme du redoutable et puissant commandant Ga, proche du cher leader.

C’est par Sun Moon qu’entre dans le livre la passion légendaire du bien aimé dirigeant : le cinéma. La cinéphilie maladive du chef de l’Etat, ses ambitions scénaristiques, les allusions à Titanic ou surtout, la vénération des cadres du régime pour Casablanca étoffent le récit. Ces simples allusions aiguisent l’impression d’une misère intellectuelle et culturelle qui atteint des sommets désespérés autour de Kim Jong-il.

C’est son poste d’homme radio qui permet à Jun Do de fantasmer sur la figure de deux sportives américaines qui font le tour du monde à la rame, et dont il intercepte les communications. Devenu une sorte de conteur du bateau, il fait suivre chaque nuit aux marins épuisés les aventures des Américaines qui voyagent seules. Adam Johnson, tel Jun Do sur son bateau ou une nouvelle Schéhérazade, fait de même avec nous, lecteurs fascinés et soudés à ce roman qu’on ne peut plus lâcher.

Après un incident avec un bateau américain, et pour protéger l’équipage d’une condamnation aux travaux forcés à cause d’un dissident, Jun Do doit s’exposer à subir la morsure d’un requin. Vient ensuite l’ascension de cet homme, qui ira jusqu’à accompagner des ministres du régime lors d’une mission au Texas, où il trouvera une espionne américaine qui s’intéresse à son cas. Et soudain, la chute. On perd la trace de Jun Do avant les revirements les plus étonnants et inattendus du roman. Je ne vous révèle rien, tant il est hasardeux de résumer le roman d’Adam Johnson. La vie volée de Jun Do contient deux autres voix narratives : d’une part un agent du régime, tortionnaire anti-torture qui cherche à rédiger les biographies de condamnés, et qui nous donne une vision de la ville de Pyongyang, son métro, ses coupures d’électricité la nuit, ses souterrains, et ses bouleversements suite à l’idée de privilégier la consommation locale de proximité en faisant paître les chèvres dans les toits des immeubles.

D’autre part, la voix omniprésente et anonyme, formatée, du régime, raconte l’histoire de Jun Do à l’attention des habitants de Pyongyang, collés malgré eux à ce haut-parleur « big brother » qui les espionne plus qu’il ne les divertit.

“Congratulez-vous mutuellement, citoyens, car les louanges sont de rigueur à l’occasion de la publication par le Cher Dirigeant de son dernier traité artistique, L’Art de l’opéra. C’est une suite du livre précédent de Kim Jong-il, L’Art du cinéma, lecture indispensable à tous les acteurs sérieux du monde entier. (…) Et maintenant, une annonce de importante de notre ministre de la Défense. Naturellement, le haut-parleur placé dans chaque appartement de toute la Corée du Nord diffuse des informations, des annonces et des programmes culturels, mais il faut rappeler que c’est un décret de 1973 promulgué par le Grand Dirigeant Kim Il-sung qui a permis d’installer sur l’ensemble du territoire national un système d’alerte aux raids aériens ; or, le bon fonctionnement d’un réseau de prévention anticipée est d’une suprême importance. Les Inuits sont une tribu de sauvages qui vivent isolés près du pôle Nord. On appelle leurs bottes mukluk. Plus tard dans la journée, demandez donc à votre voisin ce qu’est un mukluk. S’il ne le sait pas, c’est peut-être parce que son haut-parleur ne fonctionne pas bien ou qu’il s’est accidentellement déconnecté. En le signalant, vous pourriez lui sauver la vie lors de la prochaine attaque furtive des Américains contre notre grande nation.”

C’est que dans cette ville, les gens viennent et disparaissent, ils repartent, sont remplacés. Les femmes doivent se conformer à recevoir de nouveaux maris de remplacement, des inconnus auxquels elles devront s’habituer sans protester, sans chercher à savoir. Les rares mais extraordinaires et décapantes apparitions de Kim Jong-il himself sont elles aussi mémorables : Johnson fournit ici un portrait en creux du despote, qui est mort peu avant la parution du livre en anglais.

Misère, famine, dissidence, mensonge, discours officiels, faste, espionnage, langue de bois, torture, enlèvements, syndrome de Stockholm, conformisme, lutte pour la survie et enfin lobotomies : Jun Do nous guide pour un voyage inoubliable dans les méandres de la Corée du Nord. D’une justesse documentaire certaine, d’une élégance psychologique rare et d’une puissance formelle remarquable, il est juste dommage que le livre semble être passé inaperçu lors de sa parution. Le livre parle aussi d’un amour, d’un immense amour comme seuls les orphelins savent vivre.

“Une fois de plus, il était époustouflé par cette femme, anéanti à l’idée qu’au matin, il devrait l’abandonner. A la Prison 33, petit à petit, vous abandonniez tout, et en premier lieu vos lendemains et tous les futurs possibles. Ensuite disparaissait votre passé, et puis soudain il devenait inconcevable que votre tête ait un jour pu toucher un oreiller, impossible que vous vous soyez servi d’une cuiller ou de la cuvette des toilettes, inimaginable que votre bouche ait connu des saveurs et vos yeux contemplé des couleurs autres que le gris, le brun, et la teinte noire que prenait le sang. Avant de vous abandonner vous-même – Ga avait senti que ça commençait, tel l’engourdissement des membres gelés -, vous laissez partir tous les autres, chacune de vos connaissances. Ils devenaient des idées, puis de vagues pensées, puis des impressions, et enfin des êtres aussi fantomatiques que des images projetées sur un mur d’infirmerie dans une prison. Sun Moon lui apparaissait ainsi à présent, non pas comme une femme pleine de vie et de beauté, faisant exprimer à son instrument toute sa tristesse, mais telle l’image tremblée d’un être jadis familier, la photo d’une personne depuis longtemps disparue.”

La vie volée de Jun Do est à la fois une fable picaresque, un récit d’initiation et une parodie du système concentrationnaire. On pense, évidemment, à Orwell, à Kafka – mais la dimension désespérée, drôlement humaine et ascendante renvoie surtout à Bohumil Hrabal. Ce n’est pas une écriture concentrationnaire – Johnson ne dépeint pas la dynamique de la terreur, mais l’impasse de l’espoir.

Adam Johnson a parlé à la presse américaine de son périple dans le royaume hermétique de Corée du Nord. Il parle du rythme d’une population qui vit ou survit sans aucune forme de spontanéité. Il se décrivait, lui, le grand Américain sur lequel personne ne se retournait, de peur de se faire remarquer ou de soulever la suspicion des agents omniprésents. Les remarques de l’auteur américain en marge de son excellent roman sont très belles et très justes. Il dira, par exemple :
« My suspicion is that people in North Korea know that everything is a lie, but that they have no idea what the truth is. »

Epilogue : de la beauté entrevue

Pour le 61e anniversaire de la signature de l’armistice, Pyongyang a été la scène d’un défilé militaire monumental, avec tout l’apparat martial et belliqueux dont peut être capable une population entièrement embrigadée. D’autres images, cependant, existent depuis peu sur ce pays : celles, par exemple signées Wong Maye-E, photojournaliste basée à Singapour. Tout comme Adam Johnson, elle surprend la vie de la Corée du Nord dans des images qui sont à la fois teintées d’humour et d’empathie, d’une étrangeté presque surréaliste et d’une beauté inavouable.


Sources : El País, The New York Times, Le Point, The Japan Times, The Telegraph, Libération et Associated Press.


Adam Johnson | La Vie volée de Jun Do
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Cazé
L’Olivier | 2014 | 614 p.