Alexander Theroux | Estonia

A ramble to the periphery |

Alexander Theroux est l’un de mes auteurs préférés, toutes littératures, tous pays, toutes époques confondues. Sorte de croisement inouï entre les grands érudits britanniques (Burton, Browne), les pré-modernistes truculents (Ronald Firbank, Baron Corvo), ses collègues de chaire postmodernistes (Guy Davenport, Gass et Pynchon) et bien sur Borgès et Melville, il illustre exactement ce que Barthes entendait, je crois, par “paradis lisible”. C’est le maximaliste ultime, un collectionneur insatiable de mots rares qui concentre et emmêle tous les paradoxes de la modernité et de la postmodernité dans une oeuvre qui fait mine de ne regarder que vers le passé.

Un certain Proust a bien sûr tissé quelque chose de similaire avec cette singularité. Proustophile obsessionnel, érudit de la Bible du roi Jacques (il fut séminariste dans sa jeunesse), Alexander Theroux a écrit plusieurs grands livres qui “épuisent les superlatifs” dont au moins un chef d’oeuvre historique et incontestable, Darconville’s Cat en 1981. Mais l’histoire de la littérature a ses voies inexplicables, et ses petits frères Paul et Peter, pourtant auteurs de livres médiocres, se trouvent bien plus facilement en librairie que lui : Darconville’s Cat n’a jamais été republié, et l’immense, monstrueux Laura Warholic, “le Moby Dick de la misanthropie” a été publié en dernier recours par Fantagraphics, éditeur bien connus de comics alternatifs.

Estonia, que publie également Fantagraphics, n’est pas un roman ; c’est un livre de voyages, dans la lignée évidente du Voyage Sentimental de Sterne. L’Estonie est moins son sujet que son prétexte, ou la flamme qui a embrasé sa mêche : Theroux s’est trouvé habiter dans le petit État balte en y suivant sa femme, récipiendaire “bienheureuse” d’une bourse Fulbright, et écrit au moins autant sur le pays, sa culture et ses habitants que sur lui-même. “I daresay my Estonia is as much about me and my crochets as it is about anything else“. Point d’entrée magique précisée dans le tout dernier chapitre, l’Estonie est un pays très essentiellement “elliptique” et c’est en soulevant autant de pierres qu’il a pu trouver que Theroux a opèré son paradoxal détour en lui-même. Au premier plan, donc, Estonia est une petite encyclopédie démente et immensément détaillée sur le petit pays, pleine de faits, de légendes et de funny facts sur son histoire, sa langue, ses moeurs, sa nourriture, ses bars, ses habitants, ses expats, ses bars et ses librairies ; au deuxième, les tours d’esprit si singuliers de Theroux (avalanches de citations plus ou moins incongrues, d’élucubrations, digressions et songeries tumorales), déforment bien sûr les faits compilés dans des proportions endémiques jusqu’à submerger le sujet sous la focale et faire ployer la colonne vertébrale du livre. Le sous-titre, “A Ramble Through The Periphery”, évoque autant les circonvolutions de Theroux dans ce petit État de la marge que dans le monde de sa littérature.

C’est le livre le plus drôle et le plus intelligent que j’ai lu en 2011. C’est un modèle absolu de littérature, hardi jusqu’à la démence, dont l’audace est une revendication, une protestation, un manifeste de tous les instants. Je recopie pour finir ces propos de l’auteur, extraits d’un entretien avec Steven Moore dans les années 80, parce qu’ils disent mieux que je ne pourrais le faire le genre de modèle dont on parle : ‎

“I put the writers of bumphable, ready-to-wear prose, calculated to sell, guaranteed not to shock, in the same category as artists who can’t draw. There is a lack of bravery and a lot of fraud in them. I have never tried to write a book that didn’t attempt something new in the way of narrative technique. Writing is an assault on cliché.”


Alexander Theroux | Estonia
Fantagraphics | 2011 | 351 p.