Entretien avec Jean-Baptiste Coursaud

Autour de la traduction du Palais de Glace |

Suite à la lecture du Palais de glace de Tarjei Vesaas, trois questions et demi à son traducteur Jean-Baptiste Coursaud s’imposaient.


Quelle a été la première difficulté en abordant la traduction du Palais de Glace de Vesaas ?

La première difficulté est liée à l’histoire linguistique de la Norvège. Ce pays n’a pas seulement perdu son indépendance au XIVe siècle en devenant danois, il a aussi perdu sa langue. Pendant la période du romantisme, le gouvernement norvégien charge deux instituteurs de collecter les dialectes qui ont subsisté. L’idée est de reconstituer la langue norvégienne telle qu’elle se parlait jusqu’à la fin du Moyen Âge et la substituer au danois qui s’est imposé. On assiste à la naissance du nynorsk, ou néo-norvégien, la langue dans laquelle écrit Tarjei Vesaas. Or ce n’est pas ce qui va se passer et les deux langues vont coexister : nynorsk et bokmål. Elles sont aujourd’hui parlées respectivement, pour la première par environ 15% de la population, pour la deuxième par environ 80-85%. Dans les faits, c’est encore plus compliqué puisque les habitants parlent leur dialecte et écrivent un norvégien proche de l’une ou l’autre langue. En effet, depuis l’indépendance de la Norvège en 1905, prévaut une liberté en matière de langue écrite, celle-ci portant aussi les marques du dialecte du locuteur. Nous ne sommes donc pas face à une langue standardisée, comme c’est le cas en France, au Danemark ou en Allemagne. Les autres Scandinaves, pour se moquer de leurs voisins, ont l’habitude de dire qu’il y a autant de langues norvégiennes qu’il y a de Norvégiens. Quand vous lisez un roman norvégien, vous avez d’emblée une carte mentale de la région où se passe l’histoire ou de l’origine géographique du narrateur et/ou du personnage, selon qu’il parle bokmål ou nynorsk et selon les variantes dialectales imprimées à la langue écrite. Tout cela se perd en français puisque, comme je le disais à l’instant, nous parlons et écrivons une langue standardisée.

J’en reviens maintenant à Tarjei Vesaas. C’est en fait lui qui va le premier donner à cette langue, le néo-norvégien, ses lettres de noblesse littéraires — et c’est aussi en cela qu’il est très important pour la littérature norvégienne contemporaine. En ce qui concerne les difficultés linguistiques, je peux en citer trois. Vesaas n’échappe pas à la particularité que j’énonçais tout à l’heure, et on trouve dans Le Palais de glace quantité de mots de son dialecte de Vinje, dans le Telemark. Première difficulté. Seconde difficulté : les archaïsmes, qui sont autant d’effets poétiques. Quand j’ai entamé la traduction, il n’y a avait pas une page où je ne voyais pas un mot que je n’avais jamais lu, disons dans le premier quart du livre. Troisième difficulté, et qui est un second effet poétique : l’utilisation de néologismes.

Comment avez-vous travaillé alors avec ces archaïsmes ?

Au départ, je n’ai pas ouvert la traduction française, pour ne pas être influencé et pour être plus libre tant par rapport à l’original de Vesaas qu’à la version française existante. Je l’ai seulement regardée à la fin. Mais j’ai acheté les traductions allemande et anglaise, d’autant qu’elles étaient contemporaines de la sortie du livre en Norvège, donc de la deuxième moitié des années 1960, la traduction française d’Elisabeth Eydoux datant quant à elle de 1976. Je voulais savoir comment mes collègues s’étaient débrouillés de ces archaïsmes. Sachant que, en amont de mon travail, je me disais qu’il faudrait restituer d’une manière ou d’une autre ces archaïsmes et ces tournures dialectales. Or, d’emblée, j’ai été frappé de découvrir une langue simplissime. Pour moi, il y avait là un hiatus considérable, c’était presque un malentendu : d’un côté je lisais une langue norvégienne extrêmement compliquée, et qui l’est même pour les Norvégiens d’aujourd’hui ; de l’autre, je découvrais une traduction anglaise et allemande extrêmement simple. Mais pendant mes échanges avec Guri Vesaas, la fille de l’auteur, qui a « procédé à une modernisation prudente de la langue », elle m’a assuré que ce n’était pas la bonne démarche. Tarjei Vesaas voulait non seulement écrire une langue accessible à tous, mais il n’avait conscience ni d’employer des archaïsmes, ni d’avoir recours à des mots de dialecte. Attention, nous ne sommes pas non plus dans le cas, pour prendre un exemple français, d’une écriture régionaliste, où un auteur va utiliser le patois de sa région ; nous ne sommes pas non plus dans le cas par exemple de Céline, qui va volontairement piocher dans l’argot, non : nous sommes, au risque de me répéter, dans le cadre d’un pays avec une situation linguistique particulière, où le dialecte est toujours présent dans le quotidien, y compris dans la littérature. Il faut gommer notre vision très française d’une langue standardisée, qui doit forcément être une langue littéraire. Et quand vous lisez la traduction d’Elisabeth Eydoux, on voit bien qu’elle non plus n’a pas tenu compte de la dimension dialectale.

Du point de vue traductionnel, ça a donc été au départ une énorme perturbation, puisque je lisais des phrases écrites dans une langue particulière, sans toutefois pouvoir traduire ces particularismes. C’est comme si je devais traduire en français de France un roman québécois, avec tous les canadismes qu’on pourrait y trouver, canadismes que je devrais gommer, faire comme s’ils n’existaient pas. Pour un traducteur, c’était une aberration mentale : on me demandait de faire l’inverse de la démarche à laquelle nous traducteurs sommes assignés, qui consiste à respecter la langue de l’auteur dans toutes ses spécificités, qu’elles soient linguistiques, lexicales, stylistiques ou poétiques.

En plus de cette difficulté stricto sensu linguistique, l’écriture de Tarjei Vesaas est compliquée par son style. Surtout dans ce livre, où il y a quelque chose de très français, de très proche du nouveau roman dont Le Palais de glace est contemporain : des phrases très courtes, verbe-sujet-complément, des phrases sans verbe, bref, une écriture blanche. En cela, l’écriture de Vesaas est simple – mais, en traduction, le plus simple est toujours le plus compliqué à traduire, contrairement à ce que beaucoup de lecteurs pourraient croire. Deuxième chose, j’en parlais également : les images poétiques, les jeux de mots et autres néologismes. C’est à ces deux niveaux-là de l’écriture que je pouvais me rattraper en français. Ce qui était perdu, avec les archaïsmes et les particularismes linguistiques, je pouvais essayer de les restituer dans des emplois un peu iconoclastes de la langue française : tourner la langue française comme Vesaas avait tourné la langue norvégienne. Et ce d’autant qu’il l’a poussée dans ses retranchements les plus ultimes en utilisant continuellement ces formules impersonnelles dont le norvégien a le secret, et qui nous sont étrangères en français, et en ne nommant jamais les situations ou les sentiments, c’est-à-dire en restant toujours dans l’ambiguïté avec des ça, ceci/cela, quelque chose/autre chose qui passent souvent assez mal en français.

Comment avez-vous négociez justement cette ambiguïté ?

Je prendrai un exemple précis qui se trouve vers la fin du roman, lorsque la tante et Siss marchent ensemble. La tante dit en norvégien cette phrase extrêmement simple : « Du er ein heilt annan. » Littéralement : « Tu es une tout autre. » Autrement dit : « Tu es toute différente/tu n’es pas comme ça. » Elisabeth Rokkan avait traduit en anglais : « You are a different person. » Employer ici le mot personne est à mon sens trop précis, trop souligné – et c’est ce genre d’ambiguïtés qui fourmillent dans le texte de Vesaas et qu’il convenait plus que tout de respecter. Il fallait tout le temps être très vigilant sur des mots tels que attirer, fasciner, désir ; les utiliser avec énormément de prudence, esquisser quelques pistes, sans trop être signifiant. J’ai choisi de traduire la phrase de la tante par : « Tu es différente et pas pareille. » Avec cette phrase de la tante, pour moi, c’est l’homosexualité éventuelle de Siss qui est suggérée, en tout cas son désir pour une autre fille. Mais c’est ma lecture et elle vaut ce qu’elle vaut, et, surtout, les autres lecteurs doivent être libres de penser ce qu’ils veulent de la nature exacte de la relation entre Siss et Unn. Vesaas, lui, emploie cette phrase simple et étrange où il est question de différence, d’être une autre. Voilà pourquoi j’ai finalement opté pour une phrase qui était presque idiomatique dans « l’argot homosexuel » des années 1990 pour désigner l’homosexualité et dont le sens aujourd’hui est tombé en obsolescence : « différente et pas pareille. » De ce point de vue, je suis le conseil fourni par Guri Vesaas : donner un autre sens à un mot du quotidien. La dimension homosexuelle de la locution différente et pas pareille étant perdue, mais ayant été là, la piste sémantique est conservée, même si en filigrane.

D’autres traductions de Vesaas ?

Le problème avec les publications en français des romans de Tarjei Vesaas, c’est qu’il a été traduit par X personnes et édité par X maisons d’éditions. Forcément, dans ces cas-là, quand il y a différentes voix, on perd souvent quelque chose de l’original. D’où l’ambition de Frédéric Cambourakis de republier l’œuvre de Vesaas au sein d’une maison, la sienne, avec un seul et même traducteur. L’année prochaine verra la sortie d’un inédit : Nuit de printemps.