Chris Bachelder | US!

Ces résurrections vont me tuer ! |

Comment s’est-on démerdé pour rater ça ? C’était 2012. 2006 aux États-Unis. Ça doit être la couverture. Ou la maison d’édition peut-être. Connaissant le goût prononcé d’Arnaud Hofmarcher pour la nouvelle nouvelle fiction américaine on aurait pu imaginer que US! de Christopher Bachelder se serait retrouvé dans le catalogue de Lot49, aux côtés de Curtis White et Mark Leyner, plutôt que chez Sonatine, l’autre joujou du garçon. Deux ans après, on sera passé par l’un des romans les plus foutraques de cette première moitié de 2014 et quelques questions posées à son auteur (qu’on surveille désormais comme le lait sur le feu) pour enfin poser les yeux sur ce curieux livre.

En Europe et plus particulièrement en France, Upton Sinclair serait sans doute passé inaperçu parmi la horde des écrivains et penseurs «gauchos». Aux États-Unis, cet endroit magique en tous points où les gens sont persuadés que François Hollande est un envoyé de Satan et un sale communiste de merde, c’est une tout autre sensation. Pourtant, celui que Roosevelt qualifiait de «muckraker» (littéralement : fouille-merde), semble avoir eu une vie disons moins clandestine que celle que Bachelder lui réserve ici. Issu d’une vieille famille bourge sudiste qui déménagea à Baltimore à la fin de la Guerre de Sécession et paya le prix de son soutien aux confédérés par une pauvreté soudaine, Sinclair, né en 1878, fut très tôt confronté aux mouvements tectoniques qui ne cessent d’agiter les plaques sociales américaines. Apparemment plus sensible que la moyenne à la condition de ses semblables il s’en fit une carrière à la fois politique, journalistique, sociale et littéraire. En 1905, son trip à la hache dans les abattoirs de Chicago, La jungle, lui valut le prix Pulitzer et le sobriquet d’un Roosevelt bien embarrassé. Mais c’est sans doute There Will Be Blood, l’adaptation par Paul Thomas Anderson de son roman sur le Pétrole, Dieu et le Dollar, qui laissa une réelle empreinte sur nos affects contemporains, sans que ces derniers ne sachent toujours d’où ce truc incroyable venait. Car, mis à part cette gloriole par ricochet, je crois qu’il s’effaça tout à fait. Littérairement en tout cas. Trop casse-couilles. Upton Sinclair c’est un peu comme le civet de sanglier : c’est rude et il y a des bouts qui restent coincés entre les dents. Les luttes sociales en littérature, c’est souvent filandreux. Ceci dit ça  n’a jamais empêché Zola d’avoir des collèges à son nom et sa petite Pléiade en cuir, les véristes italiens de faire le bonheur de Cinecittà, Sartre de refuser le Nobel et Malraux de presque l’avoir et, donc, Sinclair… Mais entre nous, ce genre de types a toujours était chiant à lire.

“Somme nous enfin socialistes ?
– Les États-Unis ?
– Oui.
– Non.
– Ah.”

Christopher Bachelder, petit malin issu de la clique McSweeney/Believer, nous sauve la cerise en proposant un programme plutôt intriguant. En y regardant de plus près l’idée de base de son roman est assez cruelle, mais devrait néanmoins contenter tout le monde : Upton Sinclair est régulièrement ramené à la vie par une bande de petits hippies sans scrupule afin, semble-t-il, de continuer son œuvre de promotion du socialisme en Amérique. À la suite de quoi, il se fait dérouiller équitablement par un patriote, un vrai, et ainsi de suite depuis sa première mort survenue, nom d’un petit pavé, en 1968. Il avait alors 90 ans. 

La première partie est une sorte de miscellanées, de coupures d’articles divers et variés, de transcriptions d’appels sur une hotline ultra-libérale baptisée Spot Sinclair et qui permet à ses utilisateurs de communiquer les moindres faits et gestes de l’écrivain. On y trouve aussi des commentaires de lectures Amazon, des débats télé opposant les biographes des différents assassins de Sinclair, des compiles de blagues (à 17 ans le muckraker gagnait sa vie et payait ses études en enchaînant les perles pour différents journaux), des lettres écrites au gouverneur de Californie, Arnold Schawrzenegger (poste pour lequel Sinclair a concouru lors de la « La Campagne du Siècle »… et perdu). Ces fragments indirects montrent un homme spectral et un peu piteux dont la traque éparpillée est refondue en bloc dans la deuxième partie du livre. Bachelder s’attarde alors sur un événement particulier : un super autodafé organisé par la Ligue Anti-socialiste de Greenville (« unis par notre haine du socialisme et notre amour du marché libre et l’American Way of Life ») lors duquel toutes les particules flottantes du livre vont se retrouver pour un Final Smatch Down global : Sinclair en Undertacker undertacké, son fils (le Dernier Chanteur Folk), des rouges, des ultra-libéraux, des tueurs, des américains dans leur totalité paranoïaque et hystérique. Derrière l’apparent éclatement formel qui nous est proposé il y a un réel désir d’ordre imposé au récit, un agencement narratif convainquant. Rien de nouveau, c’est certain, mais ça fonctionne. La mise en perspective éclatée sur Sinclair montre, à différents niveaux, toutes les possibilités ahurissantes dont dispose Bachelder. C’est du bel ouvrage.

La subtile confusion entre ce que l’Amérique communautaire peut faire de meilleur comme de pire, ce unheimlich politique quasi réaliste, cette obstination hanthologique qui aurait bien fait marrer Derrida, l’acuité de Bachelder, tout ceci mis bout à bout fait de ce roman un petit bijou rétrospectif à offrir aux déçus de la sociale démocratie du futur. Alors oui US! c’est le cri résurrecteur qui rappelle Upton Sinclair ! de l’au-delà. C’est aussi l’Amérique tout entière (U.S.) et, par une prolongation culturelle proprement expansionniste, c’est nous tous (us). Rien n’est perdu. À vos pelles bande de cocos !


Chris Bachelder | US!
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Sonatine | 2012