Céleste Albaret | Monsieur Proust

En attendant Monsieur Proust |

L’histoire littéraire n’est pas constituée que de hauts massifs de mots, dominant de leur prestige le paysage des lecteurs. Elle connaît ses vallées, ses cavernes, ses secrets que les amateurs traquent avec passion ; et même, parfois, elle est faite par des hommes ou des femmes qui n’ont jamais écrit un mot de leur vie. Tel fut le cas de Céleste Albaret, qui pendant quarante ans resta discrètement dans les coulisses de cette histoire — jusqu’à ce qu’un soir la caméra de Roger Stéphane présente, aux spectateurs de l’ORTF, entre les visages de Jean Cocteau, Paul Morand et François Mauriac, celui d’une vieille dame souriante, impeccablement coiffée, dont les mots choisis avec soin dissimulaient les origines modestes, celles d’une paysanne de Lozère montée à Paris au début du 20e siècle, et dont le hasard fit l’ultime gardienne du plus grand écrivain de son temps. Face à la caméra, Céleste raconta le Monsieur Proust qu’elle avait connu : le narrateur fantastique qui lui faisait le récit systématique de ses soirées mondaines, le travailleur acharné qui accumulait les bouts de papier de manière maniaque au prix de sa santé, le regard acéré qui avait su percevoir la solitude de la jeune femme et la transformer en un dévouement absolu. « Huit années, jour après jour, sans en manquer un seul, cela fait beaucoup plus que Les Mille et Une Nuits. Et quand, dans le silence de l’âge, je pense à tous les personnages qui défilaient dans ses récits, j’en ai le vertige, si je ferme les yeux. » La magie blanche de Monsieur Proust s’interrompit un soir de novembre, après une agonie que, tant d’années après, Céleste ne pouvait encore raconter que les larmes aux yeux ; et dans les longs entretiens qu’elle accorda plus tard au journaliste Georges Belmont, chargé de mettre un peu d’ordre dans des souvenirs où tout se mêlait en un seul miracle d’inoubliable présence, on perçoit encore, dans les dernières pages, de ces larmes poignantes, appartenant à une femme qui n’était ni une épouse, ni une amante, ni une muse — mais sans laquelle la Recherche ne serait peut-être pas parvenue au degré relatif d’achèvement qui est aujourd’hui le sien. Lors de la parution de Monsieur Proust en 1973, la presse se déchaîna en déclarations méprisantes, parlant de « stérilité » (Claude Mauriac), de « bavardage » (Hubert Juin) ou encore de « papotages domestiques » (Angelo Rinaldi). Tous ces critiques avaient raison par superficialité, et tort par profondeur. Ils avaient raison, parce que lisant ces pages de souvenirs, le lecteur d’aujourd’hui n’apprendra strictement rien sur le sens du travail de Proust, sa syntaxe miraculeuse, sa pensée analogique, son ampleur architecturale, sa psychologie inépuisable. Mais ils avaient également tort, parce que sous l’apparente futilité de ces coulisses de la création, riches en anecdotes et en bons mots, se dissimule la plus grande histoire d’amour de la littérature française, l’histoire d’un respect et d’une fascination mutuelle, qui a pour centre spirituel l’élaboration d’un des chefs-d’œuvre de l’Occident. Et le spectre de la mort, qu’il soit anxieusement guetté deux jours durant derrière une porte silencieuse, ou qu’il apparaisse sous l’aspect d’une grosse femme noire apportant le mot « fin », fut l’ordalie de cet amour hors du commun.
 
Dans son dernier livre, Roberto Calasso écrit que la Recherche « peut être lue comme un immense Brâhmana, consacré à commenter et à éclairer le tissage du temps à l’intérieur de ce long rituel que fut la vie de son auteur ». La vie quotidienne de Marcel Proust avec sa gouvernante se présentait comme une mise en abyme : un rituel intime, secret, circulant de manière ininterrompue entre deux personnes que tout devait pourtant opposer, et qui servait de cadre à un autre rituel, solitaire, acharné, irrépressible — celui de la littérature même. Au cœur de cette dernière, même Céleste avait su reconnaître la quête obstinée de Monsieur Proust : « découvrir des lois », toutes les lois, agissant derrière les êtres, les paroles, les choses, les paysages, les œuvres d’art, et unissant tout cela en une même voûte céleste. La vraie-fausse retraite de l’esthète mondain devenait, pendant le travail nocturne, la divulgation d’une vocation de légiste, dont l’œil était, dès le départ, fixé sur un « bal de têtes » qui n’était autre qu’un Jugement Dernier. Ce qui rayonne entre les descriptions par Céleste Albaret de son rôle quotidien, entrelacement singulier d’ennui et de passion, c’est la foi totale qu’elle plaçait en l’œuvre de son patron, et qui était au moins égale à celle de ce dernier. Pour Céleste, la vie toute entière de Proust était vécue pour son livre, et rien d’autre. Le livre était une vocation, un absolu à propos duquel elle était instinctivement consciente que chacun de ses gestes en apparence banals (le linge, la cafetière, les poudres contre l’asthme, les télégrammes, les courses) était une des conditions de son apparition sur cette terre. Quand Céleste remarque que Proust adoptait exactement le même ton, souriant, enjoué et excité, pour lui raconter aussi bien une soirée mondaine qu’une virée dans un bordel gay, elle ne fait que souligner l’indifférence créatrice envers la dissemblance des matériaux. L’écriture était une alchimie nocturne, où des duchesses désossées, des gestes arrachés et des patronymes disséqués acquéraient une vie autonome, détachée de la contingence mondaine et prête à rejoindre l’éternité des grands personnages. Et le prix exigé par le caractère exhaustif et pressant de ce rituel, c’était la destruction concomitante de l’existence mortelle, le mépris stoïque pour le corps, ultimement vécu comme seul véhicule de l’élaboration fictionnelle. Ce que Céleste résume ainsi : « il prenait sans arrêt sur la substance même de son être et de sa vie ». Et par ce simple constat, ni désabusé, ni indifférent, Céleste prouvait qu’elle seule était parvenue à cet état de totale empathie où ses propres gestes étaient calqués sur ceux de son patron.
 
Céleste attendant au plus profond de la nuit le bruit de l’ascenseur annonçant le retour de son maître, Céleste errant dans l’enfilade des pièces de l’appartement où s’entassent dans l’obscurité les meubles inutiles des parents défunts, Céleste écoutant derrière une porte un quatuor de Beethoven joué à domicile pour son patron : entre les lignes modestes, où se nichent des portraits irrésistibles, des anecdotes savoureuses, des détails superflus, se matérialise les conditions de ce qui fut l’incarnation la plus ardente de l’idée de littérature en France. Céleste était l’exécutante parfaite : celle qui accomplissait le rituel sans avoir l’impudence de demander à comprendre celui-ci depuis l’intérieur. Ce qu’elle prouva lorsqu’elle brûla dans la cheminée les trente-deux cahiers de brouillon reliés de noir qui avaient accompagné Proust dans les débuts de la Recherche — et ce que Proust lui-même reconnut tacitement, lorsqu’il lui fit don de ce que les spécialistes appellent le Carnet 5, celui des carnets de notes offert par Madame Straus que Proust avait laissé vierge. La symbolique de ce dernier geste était évidente : à celle qui était la gardienne vigilante du noircissement des cahiers, des rafistolages de paperolles, des buissons ardents d’épreuves d’imprimerie, ne pouvait convenir que la page vierge qui incarnait toutes les virtualités qui attendaient encore de bénéficier de ses soins silencieux et rapides. Un jour, Proust lui confia, la scrutant comme toujours avec tendresse depuis son lit de travail et de souffrance, parmi les vapeurs des fumigations : « il n’y a que vous que j’aurais pu épouser ». C’étaient comme les noces mystiques de sainte Catherine, revues depuis une chambre-bureau du Paris hausmannien il y a tout juste un siècle, entre un écrivain de cinquante ans et une domestique de vingt ans. Et cet amour sincère, platonique, touchant, qui poussait Céleste à minimiser et occulter l’homosexualité de son maître, n’était que le prélude de cet autre amour, tout aussi particulier, qui allait se lever à travers le siècle et le monde, celui des lecteurs de Proust, de Buenos Aires à Tokyo, de Seattle à Hawaï. Proust, nous rapporte Céleste, suivait la coutume juive, lorsqu’il déposait de petits cailloux sur la tombe de sa grand-mère maternelle. Aujourd’hui, sur sa propre tombe au Père-Lachaise, on trouve ces mêmes petits cailloux, déposés par des lecteurs venus en pèlerinage. Tel est le pouvoir de la littérature à son état le plus pur, le plus ambitieux et le plus musical : d’un rituel secret, il engendre de nouveaux rituels publics, qui sont le symbole d’une dette de reconnaissance. Et c’est cette même dette que l’on discerne à chaque instant dans les mémoires de Céleste, depuis son engagement jusqu’à l’agonie finale : la reconnaissance envers un être exceptionnel, qui avait changé sa vie la toute première – avant de changer celle de ses lecteurs par millions.


Céleste Albaret | Monsieur Proust
Robert Laffont | 2014 (1ère éd. 1973) | 456 p.