César Aira | Le testament du magicien ténor

Le maître des illusions |

La première chose que l’on peut lire un peu partout à propos de César Aira est qu’avec environ quatre vingt publications (dont une quarantaine de romans et novelitas), et une œuvre encore peu visible en France, il est l’un des plus grand écrivain latino-américain en activité. La seconde est qu’il est largement influencé par le surréalisme et Dada. La troisième est, qu’en plus de partager avec lui une affection pour le quartier de Flores, à Buenos Aires, Aira est aussi un fin analyste de l’œuvre de Roberto Arlt à propos duquel il déclarera d’ailleurs qu’il se demande si son importance n’est pas surestimée, s’il ne s’agit pas d’une manière de ne pas avouer que Borges est l’unique grand écrivain argentin. On peut en lire beaucoup d’autres, dont une dernière plus intéressante : il ne se considère pas comme un écrivain, mais comme un artiste à qui il arrive d’écrire ; c’est-à-dire que le roman fini n’est pas pour lui plus important que le processus global d’écriture et que chaque roman n’est finalement qu’une étape de ce processus. 

Il y a en effet une sorte de légèreté chez Aira, légèreté évidemment seulement apparente, face à son écriture. Dans cette manière de ne pas croire aux grandes idées ou de n’avoir pas de plans établis en attaquant un texte (d’où le terme de processus). Quand on lui demande son intention en démarrant un texte, sa réponse est claire :

« Je crois qu’il est inutile d’avoir une intention parce que l’écriture se moque des intentions, surtout dans mon cas, parce que j’écris en improvisant et je ne sais jamais où me mènera l’imagination. »

Dès lors l’histoire avance par circonvolutions, par digressions plus ou moins importantes, dans une sorte d’iconographie fantaisiste et exotique, fuyant toujours les quelques repères stables auxquels se raccrocher. Et on sent d’emblée, dès les premières lignes du Testament du magicien ténor — la description d’une riche villa suisse, des détails du jardin qui l’entoure, véritable jungle luxuriante — le caractère mouvant, minéral et insaisissable du récit. 

Au moment de mourir le magicien ténor lègue un tour de magie extraordinaire à Bouddha l’Eternel, étrange personnage miniature vivant dans la vallée reculée du Pendjab, en compagnie d’une bonne excentrique, financièrement soutenue par une société multinationale, Brainforce, gérant ses droits de représentation. Jean Ball, jeune avocat en charge de remette en main propre la lettre contenant le tour, s’embarque alors pour l’Inde, et noue pendant la traversée une liaison avec Palmyra, à la beauté fascinante, qui lui fera découvrir Bombay. On retrouve un univers familier d’Aira, le magicien donc, mais aussi le bouddha, ou le voyage en Asie, Aira situant volontiers ses récits dans des pays où il n’a jamais mis les pieds. 

Au fil d’une écriture dense et élégante (qu’Aira voudrait transparente, fuyante, mais dont la virtuosité est tout de suite remarquable), Aira nous fait voyager d’un pays, d’une ambiance, mais aussi d’un genre à un autre, en une succession de décalages, de collages abruptes, avançant dans des digressions plus ou moins longues qui forment finalement la structure, l’essence même du récit. La trame narrative est réduite à son minimum. Cette lettre que l’avocat doit fournir, et que le texte s’enrichit de tout ce qui n’est pas directement lié à ce geste ; réflexions sur le métier de magicien, romance au cours d’une croisière, découverte d’espaces mythologique en Inde, tout cela est d’égale importance, et crée des ouvertures, tout un jeu de références, d’images, de clichés, de clairs obscurs, qui forment un ensemble complexe de ramifications, d’illusions foisonnantes, ajoutant à mon sens un vrai souffle romanesque à l’ensemble. 

Les illusions donc, au centre de ce récit, dont le magicien est forcément la figure tutélaire (un récit qui dans sa forme me fait penser à certains films de Raoul Ruiz ou de Michel Gomez). Impossible pour le lecteur d’anticiper une direction. Les grilles d’interprétations sont nombreuses, autant que les références diverses et hétérogènes, et s’infirment toutes. Puis finalement on ne cherche plus, ne reste alors, comme devant un spectacle d’illusionniste, à se laisser aller à l’étonnement, celui des couleurs et des paysages, de la Suisse et de l’Inde, des aventures rocambolesques, absurdes ou romantiques, de l’apparition de créatures étranges et amusantes, ou de lieux propices aux considérations philosophiques. La structure du récit joue d’ailleurs beaucoup sur ces sautes, aller retours chronologique, bifurcations brusques et changements de genres (par exemple, d’un chapitre à l’autre, roman picaresque ou serial d’aventure), créant ainsi un effet de dépaysement constant. On se retrouve plongé dans des espaces mystérieux et mouvants, souvent ensorcelants (autant Bombay que les paysages Suisse prennent alors des allures de territoires magiques), tout en préservant de minces repères chronologiques, afin que le lecteur passe ces sautes avec souplesse, seulement emporté par le rythme et les saveurs du récit ; et une grosse partie du travail d’Aira, me semble-t-il, tient justement dans cette manière d’assurer le lecteur, lui fabriquer des passerelles pour aisément franchir ces distorsions, ces collages surréalistes), des espaces que César Aira investit avec une croyance totale en la capacité d’émerveillement et en l’imagination du lecteur.

Aira est donc un grand conteur, et Le testament du magicien ténor une bonne porte d’entrée de son œuvre. Sous de faux airs de construire, d’un roman à l’autre, (il déclare que chaque roman écrit est toujours le même roman, simplement vu d’un angle différent de l’approche précédente), une littérature de l’imagination et du dépaysement, il crée un univers particulier mêlant époques, pays, genres, fantaisie, un univers unique et complexe, dont il résume pourtant aussi simplement l’intention principale :

« écrire un livre d’aventures qui restitue l’émotion et la fantaisie des livres que je lisais étant enfant, mais sans trahir tout ce que j’ai lu après. Écrire Jules Verne sans oublier que j’ai lu aussi Lautréamont.« 

Pour les aficionados anglophones voici un entretien passionnant avec César Aira paru dans Bomb Magazine.


César Aira | Le testament du magicien ténor
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marta Martínez Valls
Christian Bourgois | 2014 | 148 p.