QFFC | Christopher Boucher

Le Questionnaire du Fric Frac Club |

Assez rapidement Christopher Boucher risque de devenir un de nos petits chouchous. Comment élever votre Volkswagen, son premier roman dont on vous causait le mois dernier, demeure un des trucs les plus barrés que l’on ait lu depuis le début de l’année. Loin des expérimentations vaines et des catalogues de gadgets estampillés PoMo-grenadine, le roman de Boucher s’offre une étrange exploration des angles morts du langage, de la mélancolie qui fait du bien et de la joie gamine de raconter des histoires sans queue ni tête. Pour les parisiens et tous les banlieusards qui passent leur vie dans le RER ou les embouteillages, Christopher Boucher sera présent au festival Americana de Vincennes. En attendant, il répond au QFFC.


Que lisez-vous en ce moment ?

La disparition de Georges Perec. J’avais déjà lu d’autres livres oulipiens comme La boutique obscure de Perec, Exercices de style de Queneau et Many Subtle Channels de Daniel Levin Becker (un essai sur l’Oulipo parut en 2012, non traduit), mais jusqu’à présent j’avais négligé ce roman. Je l’aime énormément. L’autre soir j’ai dit à ma femme que de lire La disparition c’était un peu comme de monter sur un skateboard propulsé par un réacteur ; pour moi, c’est la contrainte lipogrammatique qui donne au récit cette merveilleuse charge cinétique. Dans ce roman je piste simultanément le récit et la langue, c’est une expérience de lecture passionnante.

Avez-vous utilisez certaines des techniques de l’Oulipo pour l’écriture de Comment élever votre Volkswagen ?

J’ai entendu parler de l’OULIPO pour la première fois lors de mes études universitaires, à la même période où j’ai commencé à écrire mon roman. Bien que je n’utilise ni règles particulières ni contraintes dans le livre, l’esthétique oulipienne m’a beaucoup inspiré. Comme le travail de Brautigan, ça m’a en quelques sortes donné la permission d’abandonner toutes les idées préconçues que je pouvais avoir au sujet de l’écriture et de simplement me concentrer sur le « métier » en lui-même.

Quel est votre premier souvenir, votre première émotion littéraire ?

À dix ans je me souviens avoir lu Where the Red Fern Grows (de Wilson Rawls, non traduit en français), un roman pour ado. À l’époque, ça a complètement remis en question ma manière de lire. Je me rappelle m’être représenté certaines scènes du livre dans mon esprit, mais aussi avoir été capable de reconnaître la qualité de ces images, la façon dont elles étaient simultanément éthérées et vives, abstraites et sensorielles, comme si quelqu’un me nourrissait de souvenirs. Harold Bloom parle de l’expérience de la lecture comme de la récupération de quelque chose que nous possédions déjà et, aujourd’hui, quand je pense à Where the Red Fern Grows l’histoire telle que je l’ai imaginé me revient à l’esprit, mais aussi des détails de ma vie d’alors sans aucun rapport, par exemple un coin de rue de mon quartier où le trottoir s’arrête brusquement à côté d’une plaque d’égout bouchée par des brindilles. Je ne sais pas pourquoi ce livre me rappelle cet endroit, je pense que cela a quelque chose à voir avec la façon dont nous enregistrons et décodons ce que nous lisons. Where the Red Fern Grows fut la première lecture à me montrer combien cette expérience pouvait être riche et complexe.

Suggérez-moi la lecture d’un livre dont je n’ai probablement jamais entendu parler.

Connaissez-vous US ! de Chris Bachelder (paru en France aux éditions Sonatine) ? Le postulat du roman est que l’écrivain Upton Sinclair passe son temps à se faire assassiner et à être ressuscité dans le seul but de continuer son travail. La première moitié du livre est une collection de fragments, d’annonces eBay, de notes, de listes etc… La seconde moitié est un récit plus direct qui incorpore histoires et artefacts. Je le recommande chaque fois que je le peux. J’aime plusieurs des livres de Bachelder, mais US ! est mon préféré.

Quels auteurs avez-vous honte de ne pas avoir lu ?

L’écrivain qui me vient immédiatement à l’esprit c’est Roberto Bolaño. J’ai lu quelques-unes de ses nouvelles, mais aucun des romans qu’il a écrit. Quand Gabriel García Márquez est décédé le mois dernier, j’ai vu le nom de Bolaño mentionné à plusieurs reprises comme successeur stylistique de Márquez. Ça m’a rappelé à nouveau qu’il fallait que je consacre du temps à son travail.

Quel est le livre que vous auriez aimé écrire ?

La pêche à la truite en Amérique de Richard Brautigan. Ce livre a été le socle de mon éducation littéraire. Je me souviens du jour exact où j’ai commencé à le lire : le 1er janvier 2001. Dès les premières lignes j’ai été transformé. Je ne savais pas qu’un livre pouvait se placer sur de telles fréquences. Comme beaucoup de travaux de Brautigan, La pêche à la truite a souvent été lu comme une succession de jolies vignettes expérimentales, voir de simples farces. Mais l’oreille de Brautigan est un outil finement réglé, son instinct d’écriture est aiguisé, son sens de l’humour tout à fait unique. Le livre est étrange et drôle, mais dans son coeur il y a une véritable perte, une profonde tristesse. Mon propre roman a été le résultat direct de cette expérience de lecture.

Quel est le pire livre que vous avez lu ?

Je n’ai pas de réponse à cette question, mais c’est parce que j’aime recueillir les livres indésirables. Quand j’écrivais Comment élever votre Volkswagen, j’étais attiré par les endroits où on pouvait trouver des livres gratuits ou soldés : la décharge de la ville, ce magasin éphémère à Shelburne Falls qui bradait des tas de bouquins, les étagères en plein air de l’ancienne librairie Troubadour à Hadley dans le Massachusetts. J’aimais ramasser les polars, les vieux manuels techniques obsolètes, les livres avec des titres bizarres. Je ne les lisais pas, mais j’empruntais leurs titres et les utilisais comme des étincelles, des invitations à l’écriture. Une fois, j’en ai trouvé un qui s’appelait La machine d’écriture automatique. Je ne sais toujours pas de quoi parle ce livre (un ancien de traitement de texte, peut-être ?), par contre j’ai aimé toutes les possibilités qu’il a représentées pour moi.

Selon vous, quel est le livre le mieux adapté au cinéma ?

Il y a longtemps que j’ai lu Sarah et le lieutenant français de John Fowles, mais je me souviens avoir été stupéfait par l’adaptation cinématographique qu’en a fait Harold Pinter. Je les ai tous les deux découvert à l’université et ils ont chacun tenu pour moi des leçons importantes sur la manière d’embrasser toutes les possibilités formelles d’un média, quel qu’il soit. J’ai aussi beaucoup aimé Jesus’s Son (réalisé par Allison Maclean). Le livre de Denis Johnson est un de mes préférés, j’ai donc été à la fois heureux et inquiet quand j’ai appris qu’on allait en faire un film. Les réalisateurs prennent des libertés pour donner plus d’ordre à la narration et le film a son propre style et sa propre sensibilité. Je ne pense pas qu’une adaptation puisse faire entendre la petite musique que Johnson joue dans le livre, mais j’ai aimé voir un livre que je connaissais si bien adapté sur grand écran. En plus, le cameo de Johnson est vraiment marrant.

En tant que musicien, quelle pourrait être la B.O. de Comment élever votre Volkswagen ?

Je n’ai rien d’un musicien, en fait. C’est ma femme, Lisa Bastoni, le véritable musicien de la famille. Avant que mon roman ne soit publié Lisa a pris des mots du livre et en a fait une chanson (une démo est disponible ici : http://soundcloud.com/heychrisboucher/shimmies-and-shakes Lisa chante et joue de la guitare et moi je suis aux harmonies et je joue du banjo) et que nous chantons de temps à autre lors des lectures. Cette chanson aurait très certainement sa place dans la B.O. ! 

Après, ce livre a été écrit pendant que j’apprenais à jouer du banjo. Donc je devrais mettre un peu de mes morceaux préférés de cette époque sur la B.O. Je pense à Honeydew de mon ancien professeur de banjo, Chris Pandolfi, Sanctuary et Wooly Mammoth de Bela Fleck, Wheel Hoss de Jim Van Cleve et Breakman’s Blues ou Riddles in the Dark de Chris Thile. J’ai aussi rencontré ma femme en écrivant ce livre (lors d’un concert de bluegrass, pas moins !) et je ne peux pas ne pas ajouter un morceau de son groupe, Gray Sky Girls, leur version de Shady Grove.

J’écoutais aussi pas mal de musique comme Flume de Bon Iver, Make it Rain de Tom Waits, Big Eater de The Bad Plus, Radiohead Everything Is in its Right Place (qui me rappelle de l’Université de Syracuse, où j’ai commencé le livre) et Your Face Left Before You de Buke and George.

Enfin, je voudrais ajouter quelques chansons qui me rappellent la tournée que Lisa et moi avons fait à travers tout le pays pour la sortie du livre : Heart for Hire de DeYarmond Edison (l’ancien groupe de Justin Vernon), Caleb Meyer de Gillian Welch et Rearview Mirror Sunrise de Rusty Belle, le grand groupe de l’ouest du Massachusetts.

Quel est votre phrase d’ouverture préférée ?

The cover for Trout Fishing in America is a photograph taken late in the afternoon, a photograph of the Benjamin Franklin statue in San Francisco’s Washington Square.” (Richard Brautigan, La pêche à la truite en Amérique).

Quel est votre premier lecteur ?

Ma femme Lisa — elle le nie quand je dis ça, mais c’est une lectrice fantastique. Parfois, je peux être distrait par des artifices, des inventions et Lisa est très efficace pour me ramener dans le coeur émotionnel de l’histoire. Elle a une très bonne oreille, une bonne intuition de ce qui est nécessaire et de ce qui peut être coupé.

Quel métier vouliez-vous faire lorsque vous étiez enfants ?

Pendant la plus grande partie de mon adolescence je voulais travailler pour le théâtre. En fait, j’ai passé ma première année universitaire dans un programme de scénographie théâtrale. C’est à ce moment que j’ai commencé à lire des pièces contemporaines (Sam Shepard et Caryl Churchill notamment) et que je me suis sérieusement mis à penser à l’écriture. J’ai alors changé d’université (de Carnegie Mellon à Pittsburgh, à l’Université de Brandeis, près de Boston) parce que tout à coup je n’étais plus si sûr de vouloir faire une carrière dans le théâtre. Quand je suis arrivé à Brandeis, j’étais tellement immergé dans la fiction que j’ai définitivement abandonné le théâtre.

Que ferez-vous lorsqu’il n’y aura plus de lecteurs ?

Cela pourra passer pour de la fausse modestie, mais je ne pensais vraiment pas qu’il y aurait un seul lecteur pour mon roman. Bien que j’ai reçu beaucoup d’encouragements de la part d’amis et de professeurs, j’ai souvent écrit avec la peur que le livre soit tout simplement trop bizarre pour être publié. Mais en même temps c’était le seul livre que je savais comment écrire. Après plusieurs années de travail à ce sujet, j’ai essayé de me convaincre d’écrire un bouquin qui, publié ou pas, me rendrait heureux et fier. Dans mon bureau à Northampton, j’avais accroché une feuille de papier sur le mur qui disait : « DO YOU LOVE IT ? » En d’autres termes : est-ce que je devrai m’en préoccuper alors que personne d’autre au monde ne se pose la question ?

Je cherche à écrire tous les jours, et je souhaite pouvoir continuer à le faire même si je n’ai plus aucun lecteur et que je ne suis plus publié. J’espère utiliser cette expérience d’isolement pour alimenter le travail lui-même.