P. Thiellement & J. Bougard | Les Cinq Livres du King

Le Grand Théâtre de Pacôme |

Un jour, peut-être, le mot star, et tout le cortège d’images et de souvenirs qu’il transporte avec lui, sera enfin littéralement pris au sérieux — et ce qui n’était qu’une métaphore ou une boutade, deviendra soudain une illumination. Déjà, le Hollywood Babylon de Kenneth Anger, entre flashs de magnésium et légende noire, avait démontré que ces divinités nouvelles résistaient à tout, même à l’ultime déchéance, et qu’elles créaient, dans le ciel de l’humanité moderne depuis longtemps vidé de sa substance, de nouvelles constellations qui n’attendaient plus que de devenir effectives — en d’autres termes, de redescendre parmi les hommes sous des formes spectrales, avec la régularité d’un flux internet sans fin. Dès la première page des Cinq Livres du King de Pacôme Thiellement, illustrés par Jonathan Bougard, cette idée est poussée à un degré supplémentaire d’intensité : Elvis Presley redescend sur Terre visiter les hommes, mais ce n’est plus comme simple fantôme de la culture. Traversant les existences des anonymes et des célébrités comme si elles étaient elles-mêmes des spectres filandreux, il leur fait le don d’un petit satori personnel, sous forme de koân zen. Ce n’est plus le chanteur ou l’acteur, le jeune premier ou le dernier avatar obèse, réductible à un moment historique : c’est l’aura même d’Elvis, puissante, ardente, transfigurante, telle qu’elle s’emparait de Nicolas Cage, véritable théoleptos, dans les plus belles scènes de Sailor et Lula. Dès lors, Elvis devient, par la grâce de l’auteur qui devient son réinventeur, comme un voyant védique, l’un des sept Saptarsi résidant dans les étoiles de la Grande Ourse, qui connaissent tous les hommes et peuvent pénétrer tous les esprits. Et ceux que Elvis, dans ce feuilleton aux allures de maelström pop, gratifie d’une de ses maximes semblables à des phylactères médiévaux, ce sont Ali Agça, Gary Coleman, Condoleeza Rice, des mannequins, des députés, des présentateurs télé, des quidams de la rue, connus ou inconnus, nécessitant ou non la consultation d’une notice Wikipédia, mais tous sur le même pied d’égalité lorsqu’ils reçoivent cette visitation singulière, autorisée par les plis d’une réalité qui n’en est plus vraiment une. Car telle est la puissance de la forme feuilletonnesque, à laquelle Pacôme Thiellement se livre totalement : comme le flot d’une digue rompue, elle emporte toutes les fausses idoles opprimant la littérature contemporaine, que sont le réalisme, la psychologie, la sociologie, la vraisemblance, la cohérence, et tous les autres apôtres à la fois doucereux et sinistres de la « réalité ». La farandole des personnages qui se succèdent de chapitre en chapitre, et qui finit par dessiner l’image d’un vaste complot mondial où Beyoncé, Jacques Chirac, Bill Clinton et Prince esquissent un jeu d’échec où toutes les pièces sont des fous courant dans toutes les diagonales possibles et imaginables, est la marque d’un feuilleton qui ne se préoccupe même plus de creuser une faille fictionnelle dans le matériau rugueux de l’époque : il contredit farouchement les désirs de cette dernière, et dans le même geste se branche en simultané sur la totalité de sa frivolité et de son cynisme. C’est le tourbillon insensé dans lequel le lecteur est invité à se laisser engloutir : pour son amusement aussi bien que pour sa perplexité.

L’apparition, à mi-chemin des Cinq Livres, des Muppets, est le sceau même de ce que cette réalité alternative nous transmet depuis ses étranges images et ses dialogues déphasés. Que nous ont donc appris les Muppets de Jim Henson, dont la magie singulière perdure après des décennies ? Que le pouvoir du faux est le plus grand qui soit, et qu’il est celui avec lequel l’esprit humain est le plus anxieux de pactiser, parce qu’il sait, comme le disait Heinrich von Kleist, que la grâce la plus pure ne se retrouve que dans le pantin articulé et dans le dieu. Que les Muppets apparaissent à la suite des prophéties d’Elvis, et ce sont tous les personnages du feuilleton qui deviennent eux-mêmes des ersatz de Muppets, des pantins que « l’étrange lucarne » avait pourtant activement travaillé à accréditer le pouvoir. Dès lors, le massacre des Muppets par les forces obscures qui s’ensuit, est la marque de l’apocalypse qui s’annonce : si les simulacres les plus vif-argent et les plus indispensables disparaissent, alors tous les autres simulacres, ceux de la politique, du show-business, doivent y passer à leur tour, dans une consécration ultime de la paranoïa. N’est-ce pas elle, la paranoïa, cette autre déesse contemporaine, planant au-dessus des ruches urbaines et de leurs mythes, cette parèdre pynchonienne, qui inspire ultimement Thiellement ? Agents doubles, agents triples, toute chose et tout être peut se renverser en son contraire, ce qui était mort peut revenir à la vie, et le temps même peut être replié comme un tapis persan. Ce qui vient en supplément, c’est une absence totale de sérieux, une manipulation insouciante de toute la matière – où la Chose Présidentielle carnivore, se décomposant et recomposant entre deux portes, introduit par contraste le frisson d’une horreur toute lovecraftienne.

En regard de chaque page de Thiellement, le lecteur découvre une illustration de Jonathan Bougard. Mais aussitôt, le mot « illustration » acquiert une signification impropre : car ces images ne dupliquent pas le texte dont elles assurent le contrepoint, elle sont plutôt des « visions », des états de la réalité fictionnelle où toutes les couches superposées sont données à voir de manière simultanée – un peu comme dans certains Picabia du tournant des années 1930, où l’enchevêtrement cryptique des traits faisait danser des figures érotiques. Le trait de Bougard trahit une horreur intrinsèque de la joliesse, même dans les scènes les plus complexes : sur chaque visage, célèbre ou non, il quête l’apparition du masque primitif, qui condense et illumine à la fois, dans la beauté comme dans la laideur ; et dans les illustrations les plus récentes, son trait se fait encore plus dur, large cerne noir qui découpe toute chose comme si elle était, en elle-même, une insulte aux potentialités de l’existence, voire une agression contre le vide primordial qu’incarnent, de manière concomitante, l’univers et la page blanche. Et c’est justement vers une page blanche que mènent les complots, rebondissements, climaxs, épiphanies, trahisons, meurtres, que Thiellement tresse en une trame de plus en plus resserrée, et de plus en plus informée historiquement à mesure que les années ont passé. Cette page blanche, c’est la conclusion du grand kali yuga des marionnettes politiques et médiatiques qu’il a agitées auparavant, et qui est aussi un recommencement, celui d’un univers qui puise s’accorder la chance d’une horreur qui, à tout le moins, ne soit pas celle qu’il vient de traverser. Sur la toute dernière page, Elvis chevauche un oiseau dodo géant, qui emprunte l’envol de l’oiseau mythique Garuda — tandis que sous ses ailes sarcastiques, le monde accomplit sa destruction et que l’humanité achève de s’anéantir dans le chaos. Tous les personnages qui se sont agités, l’ont fait en vain, peu importe s’ils voulaient accélérer ou empêcher ce processus, qui se serait accompli sans eux. Lorsqu’il a commencé son feuilleton, Pacôme Thiellement n’avait sans doute pas cette image en tête pour conclure : elle s’est imposée à lui, en suivant l’inflexion apocalyptique que suivait sa propre pensée. Elle prouve que, suivant les occasions et le passage du temps, le feuilleton épouse quelque chose qui a à voir avec l’autoportrait : une présence de soi, qui serait peut-être plus effective et concrète que les caméos de l’auteur repérables dans le texte même. Tel est le signe de celui qui a laissé le texte suivre son propre courant : à la fin, c’est toujours le visage de sa psyché que le lecteur peut contempler dans ces eaux mentales — et c’est un visage qui n’appelle aucune illustration.


Pacôme Thiellement & Jonathan Bougard | Les Cinq Livres du King
Le Feu Sacré | 2014 | 124 p.