Pour les 90 ans de William H. Gass

L’anniversaire du magicien noir |

Célébrant aujourd’hui son quatre-vingt-dixième anniversaire, William Gass semble plus que jamais être, non pas un de ces titans des lettres américaines dont les adieux deviennent parfois pénibles, mais au contraire un de ces infatigables artisans qui à chaque projet remettent sur le métier le dictionnaire de leur nation, et contribuent davantage à la gloire de celle-ci que tout ce que les livres d’histoire ou d’économie pourront engranger dans leur caisse enregistreuse. Romans, nouvelles, essais : l’œuvre de Gass est immense, même si vue de France elle prend davantage l’aspect d’un iceberg — hiéroglyphique masse de mots dont seule une très mince partie émerge au-dessus des eaux mentales germanopratines. Pas de héros chez Gass, mais des everymen dont le flot de paroles que leur créateur leur offre constitue l’unique rédemption : professeurs confinés dans leur grenier, forgeant des partis imaginaires ou accumulant des atlas de catastrophes, absurdes maîtres des vengeances secrètes, fantômes du Midwest ancien, voyageurs d’un jour égarés dans le paysage pittoresque d’une psyché aussi éloignée de la leur que la galaxie d’Andromède. Partout entre eux et autour d’eux, le lecteur voit bourdonner les mots et le rythme qui les tisse, ces falaises stylistiques qui se dressent inexorables et pourtant battant d’une extraordinaire vie intérieure. Si les États-Unis comptent aujourd’hui bien des écrivains de génie pour ce qui est de l’époque, de l’humour, du witz, de la structure, de l’angoisse, aucun n’atteint à la grandeur de Gass pour ce qui est de l’intense plasticité, du flux continu, de la structure grandiose et pourtant toujours fluide, qui fait le mystère et la beauté noire de ses livres. Le domaine de Gass est gardé par une attention sans concessions au détail, une architecture générale d’une solidité effarante, une musicalité abrupte et frémissante à la fois – sans oublier, très souvent, un rire couleur d’aile de chauve-souris, qui résonne depuis la coulisse.

Avec Pierre Boulez, qui est son strict contemporain, William Gass possède une affinité secrète : celle d’une violence intérieure, féroce, destructrice, qui cherche en permanence à s’enfermer et se dissimuler dans la rigueur la plus acharnée. Le jeune Boulez, aux yeux parfois effarés de son maître Messiaen, ressemblait à un « lion écorché vivant  » ; Gass lui-même n’hésita pas à déclarer que pour lui, l’écriture était un moyen « de prendre sa revanche  », une revanche sur la famille, sur le monde, sur tout ce qui sépare l’homme de son ambition personnelle. Et pourtant, chez Gass l’écrivain comme chez le Boulez créateur, règne le désir, souterrain dans l’acte et éclatant dans le résultat, de donner forme totale à des objets dont la beauté soit capable de rayonner par la seule ardeur de leur construction implacable. Qu’on écoute la version orchestrale de Notations II, et on aura une idée de l’expérience que dressent les rudes murailles de mots de Gass : une ligne de fuite résolue, impitoyable, sèche et vibrante, autour de laquelle s’organisent et tourbillonnent des myriades d’accidents, d’hypothèses, d’éclats, de rencontres. Ainsi se reconnaît le style même de Gass : il se glisse dans les objets, dans les voix, dans les hypothèses et les méandres hérités de son maître Henry James, non pas avec le sarcasme magnifique de son presque homonyme Gaddis, mais avec une perpétuelle auréole de ténèbres, où par contraste le choix scrupuleux des mots apparaît comme des traînées argentées que le lecteur doit déchiffrer avant de pouvoir les absorber.

La couleur de l’univers de Gass, c’est le noir, celui de la psyché humaine où il se glisse au défi de tout réalisme et au plaisir de toute complexité. Cet univers est fait de châteaux en Espagne incendiés, de chambres closes, d’effets personnels mis à la braderie, d’intérieurs étouffants, de carrières ratées, de haines rances. La conscience qu’il nous dévoile par blocs successifs est toujours sur le point de se faire absorber, par un vers de poétesse, par une collection de napperons, par le profil d’une charrette qui quitte une ville du Midwest. Mais Gass a une autre couleur, la couleur de son travail intime avec la langue, de son perpétuel amour difficile avec elle : la couleur bleue. On Being Blue n’est pas une rêverie entrelacée aux arts, comme Alexander Theroux a pu en écrire sur les couleurs primaires et secondaires : c’est le dévoilement public, et donc resté secret à beaucoup, du lieu même où l’écrivain devient écrivain, où la gestuelle de son style, la vie de son vocabulaire, l’assomption de ses images, se déroule en un cycle permanent de lectures et d’écritures, donnant naissance à toutes ces âmes qui viennent peupler romans et nouvelles, surgissant du papier comme les âmes étaient tissées sur la pierre dans l’Antre des Nymphes de Porphyre. On Being Blue est un catastérisme littéraire qui n’appartient qu’à Gass, et à lui seul : le ciel où l’écrivain, par l’anthologie de ses joies, de ses découvertes, de ses étonnements, a dressé la constellation sous le signe de laquelle navigue toute son œuvre. Celui qui en goûte les exclamations, les doutes, et jusqu’aux aspects les plus farfelus, possède la clé de la huitième porte, celle où Gass a entreposé tout ce qui a tissé la trame de son existence : les sceptres des syllabes, les reines des images. On Being Blue est l’autoportrait où l’auteur désormais nonagénaire reste éternellement jeune : dans l’audace de ses opinions, la hardiesse de ses montages, l’éclat de ses enthousiasmes — et de paragraphe en paragraphe, l’échantillon le plus pur, le plus raffiné, de ce qu’écrire veut dire.

Que fait-on, lorsqu’on a atteint un âge biblique, et que les livres publiés semblent presque aussi nombreux que ceux de la bibliothèque personnelle ? « Marteler le clavicorde  », peut-être, comme le disait Nabokov à propos de traduction — tenter de malmener encore un peu ce matériau si rétif et si jouissif des mots. Carresser du clavier les volutes de la phrase baroque, s’offrir le plaisir de quelques strong opinions sur de grands anciens ou de jeunes contemporains. Les grands projets sont derrière soi, mais il reste toujours, sur l’horizon désormais crépusculaire, la promesse faite à soi-même de quelques ultimes paragraphes, quelques dernières tourelles et gargouilles ajoutées à la grande cathédrale, qui mises bout à bout feront sans doute naître le énième portrait d’une idée ou d’un être. Il se peut que la « revanche » ait été prise, même bien mieux qu’on ne l’aurait espéré — mais sans que la sérénité olympienne n’ait pris le dessus. « Le désir, toujours  », disait un surréaliste bien connu — et Gass, jusqu’à la fin qu’on souhaite encore lointaine, de rajouter très certainement : « et l’insatisfaction, encore davantage ».