Richard Powers | Générosité

Exuberance, the purpose of which is to replicate itself |

On s’interroge souvent de savoir si un roman est facile ou difficile à lire ; on se demande moins souvent à l’attention de qui (le lecteur maigre ou le lecteur ventripotent, l’universitaire bossu ou la mie de l’auteur) il déroule ses phrases, s’il est accueillant ou, pour reprendre un mot de Julian Rios sur Arno Schmidt*, « on y entre (bien) comme dans un bain« . Quelques lignes seulement de l’ouverture furibonde et magistrale du bien nommé Generosity suffisent à se rendre compte que l’affaire sera complexe et qu’elle sera divine, que tâter de ses spirales et sa vitesse secouera, brûlera et excitera non-stop les parties les plus précieuses du cortex pariétal. Sous-titré « an enhancement » (une amélioration), Generosity n’est certes pas facile, mais sa difficulté enveloppe et accueille immédiatement à bras ouverts, humant à tue-tête une oraison folle d’amour pour ses lecteurs et d’optimisme pour le futur de la littérature.

La grosse masse en expansion de ses lecteurs depuis sa somme la plus sociable Le temps où nous chantions commence à le savoir : Powers a beau habiter le Monde des Idées, il est avant tout un immense styliste, et un inventeur intarissable d’objets géométriques insensés et de courants alternatifs d’électricité (je me rappelle que l’ami Boratav avait osé la métaphore musicale, et il se trouve qu’une fois n’est pas coutume, il avait raison de le faire : Powers a tour à tour été un Bach, un Xenakis, un Raymond Scott et un Phil Spector). Bien inspiré de revenir sur les pas prescients des Gold Bug Variations, son livre le plus littéralement fabuleux dans lequel un récit en double-hélice sur le décodage de la séquence complète de l’ADN du génome humain*** servait de pretexte à un décodage du cœur de la littérature et à un pensum sur l’adéquation immédiate entre les langages de l’homme, les douze fréquences de l’harmonie et le miracle de la vie, Generosity prétend raconter l’aventure litigieuse de la course au gêne du bonheur. Et comme à chaque livre, son auteur nous berne à croire qu’il est un auteur de roman à idées, et que le sujet du roman pourrait être dissociable de ses formes et des mots qui les forment. Mais en bon premier boulon de sa fiction et vrai faux vrai narrateur direct qui prend souvent la parole en nom propre dans son récit, Powers souligne lui-même la métaphore qui cogne sous les lignes :

“It strikes me that genomicists will soon be able to trace a full lineage for any person with more journalistic precision than the dying race of philologists have ever been able to trace a given word’s more recent journey.”

Il suffit d’ailleurs de survoler l’intrigue pour y voir clair dans le schéma : la Miss Generosity après qui tout le monde court (Thassadit Amzwar, jeune algérienne immigrée en Amérique du Nord après la « décennie noire » que l’on peine encore à appeler guerre civile en France et dont l’inexplicable et indescriptible comportement hyperthymique résiste à tous les diagnostics) est dénichée par Russell, écrivain repenti rendu muet par le « MyBits Age » (« Self-examination leaves him seasick ») et les conséquences tragiques d’une méchante colonne dans laquelle il racontait la vraie vie de quelques vrais gens condamnée à animer un court de creative writing**** dans une école d’art, et on comprend bien vite que le sujet de Powers n’est pas la résilience, ce concept fastoche bricolé pour la plateaux télé, mais bien le miracle de l’esprit créateur, de ses failles binaires dignes de Windows jusqu’à ses stratégies de résistance à l’ère de l’Individu. « Only the mind can turn shit into shiny ». Le dialogue suivant, entre Russell, notre protagoniste mélancolique et Candace, sa comparse psy d’un jour, autour d’un évier de mousse, fait la première étape de la métaphore :

« Have you come across Norbert Schwartz’s work ? It’s classic. Subjects fill in a questionnaire about life satisfaction. But the subject must go into the next room to make a copy of the questionnaire before filling it in. One group finds a dime sitting on the copy machine. Their lucky day. The control group finds nothing. »
 Stone grips a place. « Don’t tell me. »
         « I’m afraid I have to ; it’s science ! The lucky group reports significantly higher satisfaction with their entire life. »
         He grins, shakes his head, and plunges his fists back in the hot water, now tepid to his accustomed hands. « Don’t take it so hard. » She grazes his shoulder with her towel. « Works with a chocolate bar, too. » He lifts his hands from the water and presses his soapy palms to his cheeks. « We’re pathetic. »
        « We’re beautiful, » she replies. « We just have no idea how we feel or what makes us feel that way ! »
        « So feeling good is really that cheap ? »
        « Not cheap. » She traces out a quick hieroglyphic on the upper arm of his waffle shirt. « Affordable. And easier than we think. »

La deuxième étape est plus pathétique encore, puisqu’elle concerne notre capacité même à nous raconter des histoires ; elle est délivrée noir sur blanc dans un manuel à peine parodié de creative writing Make Your Writing Come Alive, dont le terrible présupposé est que toutes les histoires du monde dérivent de 24 intrigues, et n’ont que trois issues possible (« there have to be something like… three ? I mean : happy ending, miserable ending, and ‘Watch me get all arty.’ »). Ecrivain d’un pays où une oeuvre de fiction est publiée toutes les 30 minutes (« 17,530 new volumes annually, not including Web publication »), d’un monde où 50000 mondes sont inventés chaque année, Powers se sait littéralement emprisonné par les limites de l’imagination humaine :

“Part of me would love to belong to a species free, now and then, to read about something other than its own emprisonment. The rest of me knows that the novels will always be a kind of Stockholm syndrome – love letters to the urge that has abducted us”

L’issue de l’histoire, on la trouve moins dans le déroulement de l’intrigue, pourtant fabuleusement improbable comme le réel (« No one would write a word, if he remembered how much fiction eventually comes true »), que dans l’existence même du livre, magnifique paradoxe de résistance de l’inventeur face à la faille, la norme et chant de liberté contre la semi tragédie de notre enfermement (« nous vivons dans une cellule capitonnée à trois murs », écrivait Cocteau) et la plaie du naturalisme. Plusieurs fois dans le récit, Powers s’impose quelques exercices dénichés dans son manuel idiot (« I give myself a first assignment : Russell Stone in one hundred and fifty words ») et en revient les bras chargés l’or, comme un Oulipien ; il se déclare un instant mourrant de faim entre l’allégorie et le réalisme, le fait et la fable, la creative fiction et l’essai ; son pauvre protagoniste se croit un moment porteur du gêne du livre interdit, l’Index Librorum Prohibitorum, avant de rendre compte que son délire digne d’un roman de Pynchon n’était qu’un rêve ; il nous précise que le Chicago qui sert de décor à son récit est « la fille in vitro » de la vraie Chicago, et nous rappelle la règle la plus importante qui soit : entre les faits et la langue, il y a l’invention. Derrière sa carapace de livre autoréflexif à tomber (peut-être le plus lucide depuis Gravity’s Rainbow), Generosity est l’un des plus beaux manifestes lus depuis un bail sur la toute puissance de la littérature envers et contre tous les paradoxes qui la sapent, la défigurent et la confondent si souvent avec les gravats qui obstruent les rivières, et une malle blindée d’objets inouïs. Pardonnez la métaphore fastoche, mais au vu de son sujet, j’aimerais bien parler d’une découverte majeure pour le futur de l’humanité, voire d’une 25ème histoire dans le code génétique de la littérature. A un moment du livre, le généticien Kurton fait le vœu de vivre suffisamment longtemps pour assister à l’avènement d’une nouvelle forme de fiction « post-génomique », qui refléterait les boucles de l’hérédité et de l’éducation, si emmêlées que chaque cause serait aussi un effet. Powers en est loin, et il est loin de s’en faire. Sa littérature est, et elle est un phare.

“He looks up. The night is clear and the wind comes off the moon and literature has just been invented”

*La vie sexuelle des mots, José Corti, 1995 (http://www.jose-corti.fr/titresiber…)

**pas encore édité en français à ce jour, certainement à cause de son épaisseur.

*** survenu avant son décodage effectif en 2004.

**** Cette méchante invention américaine qui regarde la chose littéraire comme un animal très rationnel et qu’on accuse de tous les maux de la littérature normée ou faussement excentrique, de l’école McSweeney’s jusqu’à la normalité agressive chère à Susan Sontag.


Richard Powers | Générosité
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Yves Pellegrin
Le Cherche Midi | coll. « Lot 49 » | 2011 |480 pages.