Tarjei Vesaas | Le Palais de glace

Fièvre et lumière |

Au centre des romans de Vesaas, auteur norvégien culte, monstre, se trouve souvent un secret, à partir duquel se déploie une série d’impulsions sauvages et mystérieuses. Dans Le Palais des glaces, l’un de ses chefs-d’œuvres que les éditions Cambourakis ont ressorti à la mi-septembre, c’est celui que partage Siss et de Unn, deux petites filles d’un village isolé de Norvège, éprouvant l’une pour l’autre une implacable attirance que chacune peine à expliquer. Elles sont très différentes, l’une est meneuse de groupe, énergique et gaie, l’autre est orpheline, solitaire et secrète. Un soir, elles se retrouvent chez Unn. Elles se livrent l’une à l’autre, elles scellent un pacte, un lien d’amitié indéfectible. Mais le lendemain c’est le drame, Unn disparaît dans le froid de l’interminable automne. Comment dès lors, pour Siss, faire vivre ce pacte, en préserver la force dans le deuil et le souvenir ?

Mais l’histoire importe assez peu dans le récit de Vesaas. Elle est d’ailleurs très réduite et progresse en répétitions aux variations infimes, un rythme minimaliste et hypnotique : les journées d’école, les nuits angoissées ou les heures figées d’attente, des minuscules tremblements qui progressivement, sans qu’elle ne comprenne plus comment, vont permettre à Siss d’accepter son deuil. Le roman s’articule en trois parties, trois saisons, de l’automne au printemps, qui semblent elles-mêmes imposées par la nature, tout comme l’est l’évolution dramatique des personnages et plus particulièrement de Siss. La première partie est celle de la glace, c’est le moment du drame, de la disparition, des recherches actives, des tensions les plus vives, de la découverte du palais. La deuxième partie est celle de la neige, qui tombe et recouvre toute trace, réchauffe le grand lac, fige chacun dans l’attente, la solitude, l’expérience d’un deuil qui n’est ni accepté ni compris. La dernière saisit l’arrivée du printemps, la neige fond et le palais disparaît, Siss est libérée.

Le travail de la nature est très prégnant dans les œuvres de Vesaas, du moins celles de sa troisième période, les seules que j’ai lues (période dite plus métaphysique et symbolique, par rapport aux deux autres périodes, successivement qualifiées de romantique et réaliste). Cette nature donc contamine chaque habitant et Siss en premier lieu, impose sa tension et son rythme. Le grand lac près du village est pris dans la glace, une glace qui explose à mesure qu’elle se densifie. Plus loin, le palais de glace, vertigineuses chutes d’eau gelée, labyrinthe irréel de galeries et de voûtes en miroirs, totem naturel gigantesque, centre d’une fascination archaïque chez les adultes comme chez les enfants, et devient pour Siss un repère ainsi qu’une prison, métaphore de la force de son pacte et son souvenir. Cette symbolique est plus ou moins fine, assez évidente par certains aspects, mais elle ne s’épuise jamais, trouble par une constante ambiguïté toute tentative d’interprétation unilatérale.

Et c’est toute la force de l’écriture de Vesass, un langage qui semble simple et clair, mais qui n’est en même temps jamais clos, fait de creux et de miroirs, toujours ambivalent. Une large place est laissée à l’interprétation du lecteur, par exemple sur la véritable nature du secret des deux filles. La découverte de leur homosexualité pourrait en être une, une homosexualité ressentie sans être comprise. L’écriture de Vesaas est une écriture de voyant et d’intuition. D’autant que les réflexions des personnages, leur volonté de comprendre le drame qu’ils traversent ne se base que sur des éléments insignifiants ou déraisonnables, le geste d’un autre écolier ou le bruissement de la neige, une troupe de musiciens ou encore les éclats attirants du palais. Et chaque élément fait écho aux autres, dessinant ainsi un paysage mental brumeux et insaisissable. Et c’est d’autant plus marqué ici que toutes les actions se découvrent à travers le regard, la passion et la volonté d’une enfant (on peut d’ailleurs rapprocher Siss de celui de Matis, le héros des Oiseaux, simple d’esprit, poussé par ses impressions à la fois cohérentes et délirantes). Tant de choses sont ressenties sans être comprises : On écoute ce qu’on ne comprend pas, écrit-il dans La barque le soir. Mais ici toute chose ressentie est aussitôt mise en relation avec le secret initial et l’éclairage neuf qu’il peut lui apporter. Même si finalement ne reste qu’un peu plus d’obscurité. Autour de Siss, on semble vouloir la comprendre, vouloir la guider, qu’il s’agisse de ses parents, de sa tante, ou même de ses amis à l’école, mais ils ne comprennent que partiellement ce qui la tourmente et leur attention indiscrète ne rendent finalement que plus prégnant l’isolement de Siss. La psyché de Siss est à l’image du palais, figuration primitive de ses angoisses enfantines et de la force de ses souvenirs, un réseau de galeries et de miroirs, à la fois minéral et figé, qui couvrent le secret initial d’une forme indéchiffrable et contrainte. Siss est comme l’eau piégée du palais, grondant à l’intérieur pour reprendre sa forme.

Au fil de cette narration en énigme, réaliste et mythique, Vesaas explore les troubles et les passions de l’enfance, la dévotion violente envers l’autre, le passage vers l’âge adulte. Cet apprentissage se passe à travers la prise de conscience par Siss de son insignifiance, que la nature est pleine de mystères opaques et insondables, et qu’elle fait pleinement partie de ces mystères. Ils prennent le pas sur elle, l’emplissent de visions inexpliquées et de cauchemars. Et ce qui fascine et trouble dans ce roman, c’est que le deuil qui suit la disparition d’une petite fille n’est possible et envisagé qu’à travers le retour de l’eau. 

Dernier point notable. Le Palais des glaces, œuvre majeure d’un auteur culte, a droit ici à une nouvelle traduction, seulement la seconde depuis la première sortie française du roman en 1975, alors traduit par Elisabeth Eydoux. Retrouver la clarté et le trouble de l’écriture de Vesass est un enjeu primordial de la traduction, sur lequel nous reviendrons au cours d’un entretien avec le traducteur Jean-Baptiste Coursaud, autour de son approche de l’œuvre de Vesass. Premier jalon d’un projet plus ample entreprit avec les éditions Cambourakis, qui se poursuivra par la sortie d’un inédit en France, Nuit de printemps.


Tarjei Vesaas | Le Palais de glace
Traduit du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud
Cambourakis | 2014 | 195 p.