Urmuz | Pages bizarres

Urmuz-Dada-Surréalisme |

Considéré par certains historiens de la littérature comme un précurseur de l’avant-garde roumaine, Urmuz exerça sur elle une influence marquante et durable, dont de nombreux auteurs, comme Ionesco ou Tzara, se sont souvent fait l’écho. Urmuz est le pseudonyme littéraire de Demetru Demetrescu-Buzau, un obscur juge de paix de province, que lui a attribué un an après son suicide en 1923, à l’âge de 40 ans, son compatriote l’écrivain Tudor Arghezi ; proche d’Urmuz, ce dernier a plus tard largement contribué à faire connaître son œuvre. C’est en effet Arghezi qui publia dans son journal les premières Pages bizarres d’Urmuz, en 1922 ; publications qui furent, aux dires d’Arghezi, sources d’intenses angoisses pour Urmuz, soucieux à l’extrême de leurs formes, qu’elles manquent de rythme ou de substance.

Les témoignages sur l’homme présentent des facettes contradictoires, selon la période qu’ils évoquent. Ionesco rappelle par exemple qu’étudiant, l’anticonformisme et l’humour d’Urmuz ne se manifestaient pas seulement dans ses textes, mais aussi dans sa pratique d’actions fantaisistes, à l’image plus tard des dadaïstes ou des surréalistes. D’autres, comme l’historien Tom Sandqvist, décrivent au contraire un homme anxieux, un fonctionnaire désireux d’oublier les affres de la guerre dans une situation stable ; état qui a sans doute contribué à laisser dans l’ombre une pratique littéraire qu’il démarre dans les années 1910. Il se suicide en 1923, avec une arme à feu sur une place publique, laissant une œuvre unique, primordiale, mais qui tient finalement en quarante pages.

Après sa mort, son nom et ses quelques écrits ont souvent été mentionnés dans les pages des revues dadaïstes, constructivistes et surréalistes roumaines, telles que 75HP, Integral, Punct et surtout Unu. Une autre de ces revues s’est même tout simplement intitulée Urmuz. Même si son influence réelle sur l’avant-garde roumaine prête largement à débat, il est certain qu’il a eu une influence énorme sur le mouvement ; Ionesco le prenait d’ailleurs pour le principal animateur du groupe d’avant-garde auquel appartenait Tzara. Mais son mythe prit forme quand l’enjeu fut de retrouver une source proprement roumaine au surréalisme, idée reprise par de nombreux écrivains, dont le poète Sașa Pană, qui édita l’intégrale des œuvres d’Urmuz. En 1926, dans un éditorial, l’écrivain Ion Vinea associe même « Urmuz-Dada-Surréalisme ». Ionesco encore avoue que, plus tard, lorsqu’il s’est intéressé aux origines de l’avant-garde roumaine, il a rédigé une étude sur Urmuz, que les éditeurs n’ont pas voulu. Mais, toujours selon Ionesco, c’est plutôt après la vague du surréalisme que d’autres écrivains explorèrent les voies qu’il avait ouvertes, voies en révolte contre le langage et la logique. Par la suite, on comparera souvent les histoires bizarres d’Urmuz à celles de Kafka, de Jarry ou même aux peintures de Jérôme Bosh.

Une particularité de Cotadi, c’est que, sans le vouloir, il devient deux fois plus large et tout à fait transparent, mais cela seulement deux fois par année et justement quand le soleil se trouve au solstice.

Ses textes sont difficiles à décrire, des histoires absurdes autour de personnages irréels et grotesques. Ils échappent à toute classification. Les personnages semblent répondre à un cheminement cohérent, inhérent à l’univers décrit, mais complètement délirant pour le lecteur. Ce qui les rend même parfois assez difficiles à suivre. On s’attache alors aux signes d’une activité abstraite, insensée, construite autour d’un minimum d’éléments concrets mais qui déjà s’emboîtent mal entre eux, et qui définissent quelques rêves pleins d’innocence et d’humour. L’absurde devient alors une méthode précise de détournement du quotidien. Les images auxquelles les textes renvoient sont nombreuses, font appel aussi bien au folklore, aux comptines, qu’à la satire ou à la mythologie, autant de sources qui viennent s’entrechoquer, en une multitude d’associations toujours inattendues et fantaisistes. Comme si Urmuz mettait ensemble dans une boîte des systèmes incohérents, des organismes sociaux et juridiques, des visages humains, des ailes, des outils, des mécaniques étranges, des animaux, la religion, des considérations psychologiques douteuses mélangées et développées sur le même plan, puis les ressort et les place dans un ordre absurde, déraisonné, et pourtant étrangement familier.

Pour finir, un court extrait, le début de « Ismaël et Turnavite », encore la meilleure façon de donner l’envie de découvrir ces Pages bizarres :

Ismaël se composait d’yeux, de favoris et d’une robe ; il ne se trouve, aujourd’hui, qu’avec difficulté. Naguère, il poussait aussi au Jardin des Plantes. Depuis, grâce au progrès de la science moderne, on est arrivé à en fabriquer un, par synthèse chimique. Ismaël ne se promenait jamais seul. Mais vous pouviez l’apercevoir, tous les matins, vers cinq heures et demie, zigzaguer rue de l’Arionoaïa, accompagné d’un blaireau auquel il était étroitement attaché par un câble. La nuit, Ismaël déchirait les oreilles de cet animal, puis il le mangeait tout cru et vivant, avec du jus de citron. […] On n’a jamais su avec certitude où logeait Ismaël la plus grande partie de l’année. On croit savoir, toutefois, qu’il était, pendant tout ce temps, conservé dans un bocal et que ce bocal était caché dans le grenier de son père adoré, vieillard sympathique, dont le nez, comprimé à la presse, était entouré d’une petite haie. On prétend que celui-ci, animé d’un amour paternel exagéré, le tenait ainsi séquestré pour mieux le protéger des piqûres d’abeilles et de la corruption de nos mœurs électorales.


Urmuz | Pages bizarres
Traduit du roumain par Benjamin Dolingher
L’Âge d’homme | 1993 | 125 p.