Walter Benjamin | Écrits radiophoniques

Retour au pays des voix |

Jamais une innovation n’a laissé Walter Benjamin indifférent : la répulsion heidegerienne face à l’âge de la technique n’était pas sa tasse de café parisien, et qu’il s’agisse de la radio, du cinéma, ou de la photographie, autrement dit de tout ce qui modifiait les régimes de perception esthétiques, il se plaçait toujours sur leur chemin avec une extraordinaire gourmandise légèrement ombrée de scepticisme — tel le chasseur de fauves qui ne se repose pas entièrement sur son instinct ou son fusil. Aujourd’hui, les écrits de Benjamin sur la technique font l’objet d’une frénésie de lectures, qui le plus souvent se résument à un enrôlement enthousiaste sous la bannière du gadget à la mode et de l’insubmersible « progrès ». Encore faudrait-il, avant de le transformer en thuriféraire commode de l’actualité galopante, discerner chez Benjamin la magie blanche qui à ses yeux faisait, des nouveautés techniques, des royaumes qui fleurissaient à l’horizon du possible tout en s’inscrivant dans une mélancolie qui voyait en toute chose le deuil d’une autre, tout comme « l’œuvre est le masque mortuaire de sa conception  ». Le volume d’Ecrits radiophoniques vient opportunément rappeler, comme une coupe stratigraphique opérée dans le corpus benjaminien aux mouvements éditoriaux incessants, ce que l’infatigable exégète reconnaissait comme brillant d’une richesse de moyens jusqu’alors inconnus. « La mode veut à présent que les personnages des contes sortent des livres et se rendent au pays des voix, où ils peuvent se présenter à des milliers d’enfants à la fois » : ainsi parle l’un des personnages du Cœur froid apparus subitement dans le studio de la radio, afin d’y trouver cette seconde vie que le monde moderne commençait à leur refuser par ailleurs. Mais, en dépit des déclarations de Benjamin à ce sujet, ce n’est pas vraiment cette multitude d’esprits, pouvant être simultanément touchés par une création émise en un instant unique, sorte de pieuvre médiatique opérant déjà sa fascination, qui l’intéressait avant tout. La révélation qui s’opère à la lecture des différentes pièces radiophoniques réunies dans ce volume, c’est que le médium radiophonique, en réduisant à néant les descriptions, en supprimant toute la chair stylistique qui en était venue à devenir indissociable de la notion même de littérature, transformait les œuvres en illuminant leur structure profonde, le squelette translucide et émouvant de leur secret, tout en incitant son manipulateur à les replacer dans un cadre allégorique où, tels des personnages de Pirandello en quête d’auteur, les personnages du conte se retrouvaient en quête d’une existence qui soit supérieure à celle, livresque, dans laquelle ils pressentaient leur enfermement. Peter Munck et Lichtenberg ne sont pas les simples actualisations, par le biais d’un médium moderne, de leur histoire littéraire ou encyclopédique : ce sont des réfugiés, venus toquer à la porte du studio de radio, et qui y acquièrent de nouveaux papiers d’identité — ceux de personnages dont le chant intime se trouve enfin mêlé à l’immense fading des ondes radios parcourant le monde.

Différents fragments montrent Benjamin aux prises avec ce que le monde de la radio pouvait avoir de plus technique ou de plus programmatique, en vue d’une réformation universelle de la connaissance : c’est l’univers des Écrits sur Brecht, empli de l’influence de ce dernier, où Benjamin faisait une croix sur la transcendance pour s’immerger dans les détails les plus minimes, en vue de transformer le monde en un gigantesque gymnase pédagogique où des mots d’ordre brillants et aujourd’hui si discutables sont propagés au mégaphone. Les pièces sur les lecteurs allemands ou sur Lichtenberg parlent pourtant d’un tout autre univers : c’est celui où la vie, la vie même, resurgit du passé lointain dans toute sa multiplicité, son élégance obsolète, son attention minutieuse à des détails aussi phosphorescents qu’un prix, une reliure, une préface ; c’est aussi un univers de fantaisie libre de toute utopie politique, où les êtres lunaires, évoluant dans un flux temporel différent du nôtre, peuvent observer l’existence d’un mortel remarquable (Lichtenberg) avec une patience d’entomologiste à laquelle succède une palpable émotion. La radiophonie semble opérer sur ses sujets comme une radiographie : l’ossature qui se devine, indissociable de l’être de papier ou de son qu’elle fonde, est également le signe, non seulement de son immatérialité, mais aussi de sa mortalité. Parce qu’elle est « le pays des voix  », la radio permet justement à ces voix de s’extirper de la gangue du langage littéraire : elles deviennent paroles, chants, cris, émotions, bruitages, expérimentables à l’état brut — et de ce fait, elles passent avec la rapidité de l’éclair, conscientes de ce que leur apparition doit presque aussitôt rimer avec leur extinction. Paradoxalement, rien ne vient davantage souligner ce dernier fait que la pièce sur Kasperl et son charivari, où une course-poursuite effrénée, placée sous les armes bienveillantes d’un pouvoir radiophonique tout-puissant, se termine sur l’obtention d’un produit sitôt remplacé par un autre, contre l’échange d’un billet de mille marks. De ce chaos de possibilités qu’est la radio, Kasperl surgit comme son porte-étendard malgré lui, l’être allégorique né pour une occasion bien précise et qui, une fois passé son étonnement candide conçu comme une ingénieuse mise en abyme (« c’est la première fois que j’entends ce qu’est la radio »), devra retourner au silence de coulisses informes une fois son dernier mot prononcé. Karsperl, c’était aussi le rêve benjaminien d’une entrée en scène définitive de l’everyman du vingtième siècle dans l’architecture historique de la société : un everyman qui, après une traversée innocente du médium, découvrirait dans ce dernier un manuel de pensée, d’éthique et de comportement qui serait quotidiennement remis à jour, via le flux incessant des émissions et des voix renouvellées. La pièce « Une augmentation de salaire ?! » en était la plus symptomatique : elle proposait à l’employé de trouver en lui les moyens d’être le nageur le plus malin entre les différents courants du système capitaliste. Mais, si l’on met cette ingéniosité rhétorique en miroir du destin tragique de Benjamin, ne doit-on pas y voir également un sarcasme de l’histoire ? Davantage que les Lumières pour enfants (très belles, mais étrangères à l’expérimentation pure de Kasperl), le texte qui manque à ce recueil, c’est celui que tout lecteur de Benjamin doit y rajouter mentalement : une pièce radiophonique où les êtres lunaires observent, à la fois tristes et reconnaissants, non plus Lichtenberg, mais Benjamin lui-même, cet autre forgeur d’aphorismes dont la vie mérite à tout jamais notre attention, et à laquelle on pourrait rattacher, au mot près, le même beau discours que celui que tient le sélénite Labu à la fin de la pièce. Le nom d’un cratère lunaire manque encore — mais en attendant, nous pouvons ajouter sans attendre ces écrits radiophoniques à notre bibliothèque.


Walter Benjamin | Écrits radiophoniques
Traduit de l’allemand par Philippe Baudouin
Allia | 2014 | 128 p.