Xavier Boissel | Rivières de la nuit

Les graines du récit |

Dans le froid polaire : une arche, construction de béton armé, bunker surprotégé. Elle doit conserver le patrimoine génétique de l’ensemble des semences de l’humanité, végétaux, fruits, plantes. En cas de catastrophes de grande ampleur, d’une apocalypse, que les rares survivants puissent y trouver de quoi reproduire les modèles de cultures et de croissances perdues. L’arche peut résister à tout, tremblements de terre ou attaques nucléaires. Cette structure existe bel et bien. Elle a été inaugurée en 2006 dans le nord de la Norvège. Autour de sa construction, la fondation Bill Gates, des laboratoires spécialisés dans le clonage génétique et d’autres philanthropes du même genre. Un projet fou, édifiant autant qu’aberrant. Dans son dernier roman, Rivières de la nuit, sorti chez Inculte en septembre dernier, Xavier Boissel s’empare du lieu-même pour le creuser, en explorer les fissures et les contradictions, en dénoncer parfois l’ambivalence, qui établit derrière le discours humaniste une logique capitaliste cynique, une économie de la catastrophe.

Le récit tourne autour deux personnages. D’abord Elja, sentinelle volontaire installée dans l’arche, avec pour mission de s’assurer que les échantillons seront conservés dans de bonnes conditions. Sentinelle mystérieuse, informe et détachée. Aucune information sur son passé, son identité, on ne connaît que son attachement à sa mission. On entre avec lui dans l’arche, on en découvre l’aridité et l’isolement. Puis l’apocalypse a bien lieu, l’arche résiste, submergée par les océans. Alors, progressivement, Elja, coupé de tout contact humain, coupé de la fuite des jours, du rythme articulé des tâches de support et d’entretien de l’arche, perd l’objet de sa mission, reprend la mesure de son corps, de cette matière simplement vivante qu’est son corps. Un rythme purement organique, autour de visions aperçues depuis l’arche, d’abord l’activité des océans qui l’ont recouvert, puis la lumière du soleil perçant lentement, autour de ses rêves qui ne sont parfois qu’un prolongement de ses visions, autour de la lenteur du temps, de son apathie et sa respiration. La solitude est le lieu de la respiration. En écho, une autre voix, celle d’un technocrate, personnage cynique et imbuvable, associé au groupe financier à l’origine de la construction de l’arche. Au fil de rapport précis, il déroule les conditions pratiques, mais aussi les mécanismes théoriques qui ont permis et surtout justifié l’édification de cette banque d’archive génétique. Ces rapports deviennent des sortes d’essais, des réflexions autour d’une économie de la catastrophe. Quelles vont être les niches financières que les bouleversements climatiques vont créer, comment tirer profit des désastres écologiques, quels vont être les rôles des banques et des assurances dans cette nouvelle organisation. Suivant des logiques capitalistes éprouvées, se basant sur des possibilités technologiques, le clonage, les manipulations génétiques, la géo ingénierie, et se basant sur un contexte connu, bouleversements climatiques, crises financières, les rapports décrivent avec précisions les dynamiques, les solutions à mettre en place, pour tirer un maximum de profits de la situation. L’arche devient alors un axe important de cette logique, un symbole, le lieu où vont s’incarner ces spéculations.

En lisant ce roman j’ai souvent pensé à des films. Des films qui peuvent être très éloignés, dans les thèmes ou l’esthétique, des Rivières de la nuit, mais auxquels il est difficile de ne pas penser. Par exemple, je me souviens, lisant les passages d’Elja, avoir souvent songé à Stalker, du réalisateur russe Andrei Tarkovski. Sans doute à cause d’une certaine aridité et de l’isolement des personnages. Peut-être aussi du fait du rapport au temps, les longs plans séquence s’approchant des descriptions hypnotiques et fragiles d’Elja. Mais c’est plutôt autre chose, cette façon de travailler sur un lieu qui serait un refuge pour une humanité ayant survécu à l’apocalypse. La zone dans Stalker et l’arche dans les Rivières. Les deux œuvres se situent dans un futur proche, post-apocalyptique. Catastrophe nucléaire dans le film, probablement climatique dans le roman. Et dans ces lieux, vient se dresser cette même notion que, derrière tout logique humaine, aussi rationnelle soit elle, il y a autre chose, du vivant et des mystères.

Rivières de la nuit n’est pas à proprement parler un roman, au sens où il n’y a pas d’esprit romanesque (pour peu que ça veuille dire quelque chose), ni d’histoire (pour peu qu’il en reste) avec des personnages aux caractères approfondis (si tant est qu’un roman en ait vraiment besoin… demandez à la Femme de John ce qu’elle en pense). On ressent d’ailleurs d’avantage le plaisir évident de l’auteur pour les descriptions de l’arche, de cette zone polaire et ravagée, qui portent son récit. Xavier Boissel aime mêler les genres et les niveaux de lectures. Paris est un leurre, son premier roman, jouait déjà avec les champs de l’enquête historique, la psycho-géographie, les jeux surréalistes, autour de l’invention d’un faux Paris de lumières. Dans Rivières de la nuit, Xavier Boissel mêle science-fiction et essai politique et économique. Au fil d’une écriture incisive et sèche, en se basant essentiellement sur des faits déjà existants, provenant de champs divers, les dérivés climatiques ou le tourisme de catastrophe par exemple, qu’il met en corrélation, juxtapose habilement pour créer une réflexion capitaliste portant à son paroxysme une sorte de bio-totalitarisme, souvent mis en exergue par nombres de philosophes, Foucault et Agamben en tête. Réflexion qui semble nous dire que, peu importe l’étendue de la catastrophe, cet assujettissement de la population aux logiques financières, sous une forme ou une autre, a déjà été anticipé. Il y a évidemment quelque chose d’absurde, de pervers, de kafkaïen derrière ces discours, et c’est bien ce qui est inquiétant à leur lecture, c’est que l’arche, qui existe bel et bien, vient leur prêter une forme de crédibilité. Nous ne sommes pas dans les hypothèses d’un auteur voulant donner un contexte politique à un univers d’anticipation, ou du moins pas seulement, les discours du technocrate sont plutôt construits sur l’agencement méthodique de traits parmi les plus cyniques de notre époque, tandis que la partie fictionnelle se situe plus simplement dans la description de l’arche, de l’intérieur de l’arche, du froid polaire, des visions marines ou de la géographie post apocalyptique aperçue par Elja depuis l’arche. Bizarrement, c’est le matériel littéraire qui semble le moins impressionnant, qui interpelle le moins le lecteur, qui est le matériel le plus imaginaire et le plus spéculatif.

A mon sens, la littérature s’accorde souvent mal avec la politique quand elle l’aborde trop frontalement. On découvre souvent des œuvres bancales et caricaturales et, pire que tout, des œuvres à thèse. Xavier Boissel flirte parfois avec cette tendance. Son personnage de technocrate est à ce point cynique, les stratégies exposées dans ses rapports à ce point effarantes, que la critique frontale semble parfois très proche. Une sorte de distanciation. On sent en creux de ce portrait, la volonté marquée de rire de ce discours. Mais ces impressions sont momentanées, légères. On pourrait parfois se dire, avec un peu de mauvaise foi, que c’est le roman d’un grand paranoïaque. Il peut y avoir en effet un peu de tout ça, mais le reste du temps Xavier Boissel creuse ces rapports, ces stratégies, les développe de façon très précise, pour saisir, dérouler et comprendre les logiques inhérentes à l’édification de l’arche. Une sorte d’analyse glaçante et méthodique de cet esprit du tout capitaliste, de mise en abîme de la perversité d’un tel système, un système complexe de flux et un implacable pragmatisme au milieu d’un champ de mine.

Mais cette analyse change progressivement de visage grâce à la présence d’Elja, du dernier homme, qui d’abord impose son rythme au récit, par ses stances, ses absences et ses rêves, et qui surtout vient se poser en contrepoint du discours du technocrate. L’inertie morbide d’Elja, la désolation qui règne au sein de l’arche, sape complètement ses théories. En se désolidarisant lentement de sa mission, Elja illustre évidemment le côté délirant des raisonnements du technocrate, met bien entendu en doute le bien-fondé de la présence même de l’arche. Contre le discours du technocrate, une seule évidence donc, simple et naïve, celle que l’humain c’est avant tout du vivant. Mais le destin du dernier homme, bien que rempli d’espoirs, paraît bien âpre, incertain et absurde. Alternant entre une capacité d’analyse, de relevé méthodologique des pires aspects d’un système économique et cette croyance dans l’évidence des rêves et des respirations du dernier homme, entre cynisme, inquiétude glacée et mélancolie, Rivières de la nuit se permet ce mélange des genres et des tons sans jamais se reposer sur l’un ou l’autre, cherche son rythme et sa profondeur dans son ambivalence.


Xavier Boissel | Rivières de la nuit
Inculte | 2014