Brève et insuffisante notule sur l’humour de Pynchon

The Funny Tom Show |

Une fois qu’on a évoqué autour de Thomas Pynchon l’anonymat, l’histoire, la paranoïa, la multiplicité, la science, le pouvoir, la violence, le luddisme, le complot, la mélancolie, tout ça sans oublier la pure beauté de la plus magnificente des proses de notre temps, on a encore oublié de parler de l’humour de Pynchon. En parler ? Le lire, okay, s’esclaffer, toujours ; mais en parler, comment ?!? Raconter une blague, c’est le meilleur moyen de la tuer. Comment faire pour que ces lignes ne finissent pas comme l’humour-grenouille de Mark Twain ? Hum, bon courage.

Mais enfin, essayons, même si les romans de Pynchon nous en offrent tant d’exemples merveilleux qu’avec un peu de mémoire on va vite ne plus savoir où donner de la citation. Ces romans sont à l’image du ballon dirigeable des Chums of Chance, à la fin de Against the Day : sous nos yeux incrédules et ravis, ils ne cessent de grandir, de prendre les dimensions d’immenses tranches d’époques, de vouloir rivaliser avec toute la création et plus si possible, se livrant ainsi à une véritable explosion des scènes, des genres, des éléments de la fiction, tout ça avec une population si diversiforme, émouvante et hilarante à la fois, que dresser un index des noms serait une expérience à se faire mal aux côtes. L’onomastique pynchonienne : peut-être le tout premier élément humoristique que le lecteur rencontre. Sacrés Benny Profane et Pig Bodine ! Ils ont ouvert la route à Oedipa Maas (notre petite préférée), Zoyd Wheeler, Roger Mexico, jusqu’à ces petits bijoux du dernier roman en date que sont Chevrolette McAdoo et Ruperta Chirpingdon-Groin. On insiste souvent sur le fait que les noms invraisemblables que choisit Pynchon sont avant tout des éléments de déréalisation de la fiction, qu’ils sont là pour montrer que tout est en carton-pâte et que ce n’est pas dans ces vastes contrées qu’il faudra chercher la route de briques jaunes menant au pays du « réel ». C’est très juste, et pourtant on n’a jamais autant eu le sentiment d’être confronté à des personnages, si vivants, si attachants, et qui, le plus souvent sans aucune description physique, nous entraînent dans leurs espoirs et leurs remords. Un personnage de Against the Day se nomme Fleetwood Vibe. La prochaine fois que vous regarderez Une nuit à l’opéra des Marx Brothers, serez-vous surpris d’entendre que le personnage de Groucho Marx se nomme Otis B. Fleetwood ? Non, même pas.

Les films des Marx Brothers ou de Charlie Chaplin, les slapsticks, les comics, les dessins-animés de la Warner dans lesquels on ne cesse de marcher au-dessus du vide, d’exploser sans aucune blessure et d’être propulsé sur fond d’improbables ciels perpétuellement bleus, tout ce fond de la culture populaire, graphique, cinématographique, télévisuelle, est le véritable terreau dans lequel s’est formé l’humour de Pynchon jusqu’à proliférer en pages par milliers. Dans Vineland, le petit écran, avec sa manie de sans cesse venir ajouter son petit contrepoint criard, constitue l’acmé presque auto-parodique de ces origines. Hector Zuñiga (un nom tout droit sorti de Zorro !), qui poursuit le pauvre Zoyd Wheeler avec l’assiduité jamais récompensée de Vil Coyote aux trousses du Bip Bip, se met dans une pizzeria à siffloter le générique des Pierrafeu, et ce sera suffisant pour qu’une brigade spéciale déboule afin de lui passer la camisole de force.

Chez Pynchon, les personnages ne marchent jamais. Ils glissent sur le fond des phrases, se carapatent, se barrent, s’envolent, redébarquent, déboulent et repartent comme si on voyait tout ça par une caméra fixée au-dessus d’un trampoline (« Boing — salut — adios ! »). Ils prolifèrent sans arrêt, brefs et fulgurants comme des comètes, libres de tout état civil développé mais toujours avec un catalogue de vannes, de cris (le fameux « Ahrr ! » de Charles Mason, le « Yaaaaaaauggh ! » de DL Chastain), de blagues, de chansons ; et l’auteur lui-même, sa fameuse voix toujours présente en coulisse, de ne jamais se priver d’un petit commentaire pince-sans-rire. Mais tout ceci, toujours avec la légèreté d’une montgolfière hâtivement bricolée, jamais avec la lourdeur du zeppelin officiel. C’est le style même de Pynchon qui permet ce miracle permanent. On aura beau dresser la liste des parents putatifs (Kerouac, Gaddis, T. S. Eliot, dites le reste), il nous reste ces phrases souvent longues, bourrées d’images, et où pourtant rien ne semble jamais vouloir rester attaché à un quelconque domaine discernable. Le monde n’est plus un espace à bourrer à coups de biographies ; il est devenu un tableau noir à couvrir de pendus à la craie, un bac à sable dans lequel dresser des Shambhala et des Vheissu, un grand espace libre sur lequel les personnages peuvent glisser comme les rescapés d’une inondation dans une usine de mayonnaise, ou bien se lancer dans des courses-folles comme, sur ce navire allemand pendant la guerre, des girls de music-hall, une fanfare, des chimpanzés bourrés, un homme-fusée et des soldats russes visant décidément très mal ; ou même, lancer depuis un aérostat des flans à la gueule d’un avion de chasse ; ou pisser sur une table de réunion… Humour de situation, de répétition, scatologique — Tom a tout fait et tout réussi !

L’histoire, ses marges, ses trous noirs dont finissent toujours par resurgir les grandes catastrophes (les guerres mondiales, leurs préludes et leurs codas wagnériennes), sont l’un des thèmes majeurs des romans de Pynchon. Cette basse-continue « sérieuse » n’exclut pourtant jamais le grotesque, le comique, voire le totalement- chtarbé. Dans The Sot-Weed Factor, John Barth avait déjà démontré que les préludes de l’histoire américaine, loin du sérieux poétique qu’y mettra plus tard le Terence Mallick de The New World, était d’une folie aussi extraordinaire que comique. Dans Mason & Dixon, entre deux percées dans les ombres de l’époque, Pynchon enfonce le clou barthien, et avec une joyeuse insouciance propulse au XVIIIe siècle l’invention de la pizza, du rock’n’roll, de l’ukulélé, bref tous éléments dont une fiction pynchonienne ne saurait se passer. Les personnages historiques ne sont d’ailleurs pas plus épargnés, et passés malgré nous bien au-delà de tout concept de vraisemblance, il ne nous déplaira pas de voir Ben Franklin s’enfuir avec deux jolies filles sous les bras ou de fumer le soir des drogues douces en compagnie du jeune Georgie Washington…

Il y a souvent, chez Pynchon, une merveilleuse alliance de l’étonnement individuel et de la folie collective. Benny Profane, Oedipa Maas, Tyrone Slothrop, Zoyd Wheeler, Jeremiah Dixon, Reef Traverse, promènent lentement, sur la folie révélée du monde, un désenchantement qui ne peut être compensé que par les répliques les plus décalées qui soient. L’humour de Thomas Pynchon, c’est peut-être ça aussi : un humour de combat contre la violence du monde, une fausse incrédulité nécessaire pour continuer sa route sous les étoiles absentes, une innocence vive qui tente encore de survivre dans un univers qui ne cesse de se morceler en myriades de complots et d’injustices. « Through the machineries of greed, pettiness, and the abuse of power, love occurs. » Et l’humour donc…


Nota : Ce texte est paru tel quel dans le numéro I de la revue Cyclocosmia en 2008. — le FFC, 2015.