Thomas Pynchon | Mason & Dixon

Entre les lignes |

“La littérature américaine opère d’après des lignes géographiques : la fuite vers l’Ouest, la découverte que le véritable Est est à l’Ouest, le sens des frontières comme quelque chose à franchir, à repousser, à dépasser.”

— Deleuze & Parnet

Mason & Dixon est une de ces lectures qui invitent le lecteur à un étrange redoublement : devenir soi-même une autre espèce de Mason ou de Dixon et aborder le roman un peu comme les deux géomètres se coltinent à l’Amérique : munis d’une règle et d’un compas (l’idée préconçue et, qui sait ? nécessaire qu’on se fait d’un roman), avec en tête un projet somme toute assez simple : traverser ce territoire inconnu d’un bout à l’autre, lire d’est en ouest, sans tomber dans un précipice ni se noyer ni se faire clouer à des poteaux de torture. Mais à peine s’est-on embarqué dans la lecture qu’il faut rebrousser chemin — ce que font d’ailleurs très vite Mason et Dixon après avoir manqué être envoyés par le fond, suite à un accrochage naval des plus mystérieux. On pensait être au coin du feu, en compagnie d’un narrateur avisé, un de ces conteurs qui, en dépit de leur amour immodéré pour la digression et l’affabulation, dévident inlassablement le fil rouge de leur récit. Mais l’Oncle Cherrycoke est davantage qu’un simple conteur, même s’il semble tout droit sorti du Manuscrit trouvé à Saragosse : Cherrycoke est un mécanisme complexe. Une espèce de machine à récits qui, une fois mise en branle, génère d’autres machines à récits qui, à leur tour, etc. À peine a-t-il commencé à parler qu’il disparaît, englouti dans sa propre narration, laquelle a besoin de passer par d’autres relais avant de créer les conditions et circonstances de son apparition. On se méfiera donc de Cherrycoke, qui parle de ce qu’il n’a pas vu et tait ce qu’il a dû voir.

Se méfiera-t-on de Mason et Dixon ? Ils ont le mérite d’avoir bel et bien existé, tout comme la Compagnie des Indes Orientales, la Société de Jésus, la Pennsylvanie, le Canard de Vaucanson, l’astronome royal Maskelyne et quelques autres. Mais Pynchon prend un malin plaisir à perforer sa toile de fond historique de trous noirs, chaque événement, chaque lieu, chaque personnage se découvrant une béance, un point de fuite. Ainsi Maskelyne est-il rongé par des peurs sourdes, persuadé qu’il est que l’île de Sainte-Hélène est habitée souterrainement par une espèce d’immense dragon, un serpent de terre, au point que l’île elle-même s’apparente dans son esprit à quelque béhémoth vaguement assoupi. L’image du serpent n’est pas fortuite, et le lecteur, plusieurs centaines de pages plus loin, aura droit à un récit de chevalerie où il sera question d’un ver géant, digne de Lovecraft, furieusement tronçonné par un preux croisé. On fera également connaissance en cours de route avec une sympathique anguille, de nature assez torpillante.

Tel le bâton de Moïse, la fameuse ligne que Mason et Dixon sont chargés de tracer ne cesse ainsi de se tortiller, déclinée par divers avatars animaux. Toujours, semble-t-il, il faut que la ligne tremble, que sa vertu rectiligne cède sous la pression de forces invisibles et cède à un vice tortillant et fuyant. Il en va de même pour la lecture, qui ne cesse d’onduler, d’opérer par détours, de serpenter jusqu’à expulsion d’on ne sait quel venin.

On reconnaîtra ici ce que Deleuze a repéré sous l’appellation de « fonction de l’Anomal » (où l’on doit entendre aussi bien anormal qu’animal…) : « L’Anomal est toujours à la frontière, sur la bordure d’une bande ou d’une multiplicité ; il en fait partie, mais la fait déjà passer dans une autre multiplicité, il la fait devenir, il trace une ligne-entre. C’est aussi l’outsider : Moby Dick, ou bien la Chose, l’Entité de Lovecraft, terreur. » On se rappellera que Deleuze, quand il parle de devenir-animal ou de ligne de fuite, cite abondamment la littérature de langue anglaise, qu’il s’agisse de Melville ou D. H. Lawrence (devenir-tortue de Lawrence !). Il attire également notre attention sur le fait que « le contenu proprement musical de la musique est parcouru de devenirs-femme, devenirs-enfant, devenirs-animal », et également que « l’expérimentation de drogue [nous a fait] entrer dans un univers de micro-perceptions où les devenirs moléculaires prennent le relais des devenirs-animaux ».

Or à quoi assiste-t-on dans Mason & Dixon ? Un canard mécanique devient autonome et peu à peu atteint à un devenir- imperceptible à force de célérité, mû par un désir amoureux qui l’érotise d’inquiétante façon. Et ce canard (ou faut-il dire, cette cane ?) va se combiner à un certain moment du roman avec le fameux couloir tracé par les géomètres. À peine le volatile a-t-il posé une patte au mitan de la Ligne qu’il ne peut plus la quitter, et la sillonne de part en part, bloqué dans son devenir-amoureux, cruellement reterritorialisé, victime de l’unilinéarité de sa propre passion dévorante. Mais ce n’est pas tout. On croise également un homme-castor, un pauvre hère qui à chaque pleine lune se métamorphose en ouvrier à queue plate. Lui aussi va se retrouver embarqué dans la Ligne, où les géomètres aimeraient bien utiliser de façon « productive » ce talent morphéique. Las, une éclipse malencontreuse le fera redevenir homme et mettra fin à ses exploits de déboiseur.

Tout le roman bruit et ondule de ces devenirs-animaux, dans l’ombre omniprésente d’étranges musiques : celle des sphères, assurément, qui bruit dans la grande nuit américaine, mais aussi celle produite par l’harmonica de verre de Benjamin Franklin, celle du vent qui ne cesse de souffler sa folie, celle de ce corset mécanique (« the Infamous Musickal Bodice ») qui, arraché par des mains expertes, égrène une gamme déchirante, celle de l’océan que Pynchon qualifie non sans malice de « surf music ». Là aussi, il faudrait s’efforcer de distinguer, dans une perspective deleuzienne, les différentes strates musicales à l’œuvre dans le roman, et procéder à une typologie des ritournelles, montrer comment telle chanson fait délirer la géographie et le folklore, telle autre cristallise les aspira- tions américaines, en quoi la musique vibrante du glass harmonica de B. Franklin exalte les puissances du passé tout en soulignant la fragilité infinie des fantômes convoqués. Comme si, en voulant instaurer le règne géométrique de l’abstraction aveugle, Mason et Dixon forçaient « hors du bois », hors de chacun, la bête, la pulsion secrète qui jusqu’alors sommeillait. L’inanimé s’anime, l’animal articule, l’objet chante. Le chien Lecroc fait-il allusion à des logarithmes ? Pynchon, qui n’en doutons pas a eu vent du célèbre Learned Pig, ce cochon savant qui se livrait en 1788 à des calculs arithmétiques, l’appelle aussitôt The Learned English Dog, qu’il abrège en L.E.D., autre abréviation du terme Light-Emitting Diode, la diode semi-conductrice qu’on utilise principalement pour l’affichage des calculatrices électroniques. Un chien-diode qui, par ailleurs, refuse de « s’afficher » sur commande en public… Il est également question d’une oreille vivante, véritable ombilic à qui l’on peut confier ses vœux les plus secrets et qui semble vous aspirer telle une spirale magique, une oreille « aguicheuse [qui] s’érige comme un crustacé ».

Face à ces hybridations et autres débridements, parallèlement à toute une série de visions d’ordre moléculaire (souci extrême apporté par Pynchon au grain des choses, aux motifs cachés, imbriqués, etc…), surgissent, ça et là, des « trous noirs ». Trou noir de Calcutta, Trou noir des Onze jours soustraits au calendrier, trou noir du rêve, trou noir géographique… Ce sont des failles, des plaies pratiquées à même le corps de l’espace et du temps, par lesquelles fuit tout ce qui s’en approche. Qu’on veuille rattraper le déficit temporel causé par un calendrier inexact, et ce sont onze jours qui sont comme évidés de l’existence humaine. Pynchon écrit là-dessus des pages magnifiques, où l’on voit Mason errer dans un no-man’s land horloger, et le gouvernement britannique faire appel à d’inhabituels pygmées, à une peuplade entretenant « une relation tout à fait autre au Temps ». Comme si, pour colmater cette brèche virtuelle, il fallait passer par un devenir-pygmée, faire naître en soi l’autre absolu, bref, se faire nègre à la façon rimbaldienne. Car le Temps, dans Mason & Dixon, est une texture fragile, et les rares champions de sa réalité — les horloges — ont perdu leur assurance, ainsi qu’on le constate dans cet épisode hilarant où deux horloges discutent entre elles des mérites respectifs de leurs maîtres et du danger qu’il y a à voyager en mer.

Quant à l’Espace américain tel que nous le décrit Pynchon, c’est un complexe composé de strates. Deleuze, là encore : « La Terre — la Déterritorialisée, la Glaciaire, la Molécule géante — était un corps sans organes […] traversé de matières instables non formées, de flux en tous sens, d’intensités ou de singularités nomades, de particules folles ou transitoires. […] Les strates […] consistaient à former des matières, à emprisonner des intensités ou à fixer des singularités dans des systèmes de résonance et de redondance, à constituer des molécules plus ou moins grandes sur le corps de la terre, et à faire entrer ces molécules dans des ensembles molaires. Les strates étaient des captures, elles étaient comme des trous noirs ou des occlusions s’efforçant de retenir tout ce qui passait à leur portée. » En voulant plaquer un système linéaire, géométrique, sur le corps sans organes de la terre, Mason et Dixon agissent en chirurgiens qui inciseraient un animal supposé mort : à peine scarifiée, la terre se réveille et rue, se plisse, se dédouble, s’entrouvre ou se referme, elle résiste aux visées géodésiques, étouffe l’imprudent dans ses forêts, aspire en son pôle l’explorateur téméraire, dresse à sa surface d’immenses cônes mystérieux, des cairns magnétiques qui vous font « perdre l’ouest », ou lance vers les nuages d’immenses pieds de cannabis. La « wilderness » dont nous parle Pynchon n’est pas l’ouest géographique, c’est avant tout une action, un verbe — il est question à plusieurs reprises de « ouester », de « ouestification ». Faire ouest, c’est libérer les puissances innées du paysage, déclencher des convulsions tectoniques entre les diverses strates mnémoniques qui la constituent, c’est vouloir découvrir ce qu’il y a au-delà de l’ouest, toucher à l’outre-ouest des possibles infinis. Pynchon revisite ainsi le mythe de la fameuse « frontière » : plutôt qu’une barrière mentale sans cesse repoussée, c’est un « milieu » qui est partout, se meut en tous sens, dévore tout espace, un mi- lieu qu’on n’occupe pas mais qui vous occupe. Et d’imaginer ce qui se serait produit si les deux géomètres avaient poursuivi au- delà : « Supposons que Mason et Dixon et leur Ligne aient finalement franchi l’Ohio… ». N’auraient-ils trouvé qu’absence de lois et « sauvage vacance » ? Rien n’est moins sûr, et Cherrycoke nous met en garde : selon lui, la Ligne, si on la prolonge, va émettre un « infrason », un peu comme une ligne à haute tension, et l’on se retrouvera alors sur un vaste boulevard trépidant d’électrons humains ou d’informations immatérielles. Dangers d’un réseau bâti sur un code binaire… La ligne, « canal maléfique », condamnée à nier l’ouest en y réinventant l’est, en lui imposant des coordonnées définitives : latitude, longitude, servitude… La ligne est progression, mais aussi leurre du progrès, « vis inertiæ », comme l’écrit Pynchon. Fabrique à digressions, mais nullement principe de révolution.

Faut-il s’étonner que cette incroyable expédition, cette ligne de force qui constitue la matrice centrale du roman, survienne entre deux épisodes astronomiques, deux observations du passage de Vénus ? C’est en effet grâce à Vénus que l’on va pouvoir — enfin — mesurer la distance de la terre au soleil, autrement dit, nous si- tuer dans le système solaire. En génie de la construction, Pynchon réinscrit cette structure ABA en chacun de ses protagonistes. Mason et Dixon sont eux-mêmes des lignes raisonnantes prises entre les courbes jumelles de troubles amoureux (Vénus Aphrodite…). Mason est pris dans un devenir-mélancolique après le décès de sa femme (premier passage de Vénus) et devra réapprendre à aimer le fils qui lui a coûté la vie (deuxième passage). Sa ligne à lui, c’est la culture obsessive du deuil, un état figé entre passé et avenir, un non-présent. Il lui faudra se retrouver prisonnier de la cale d’un bateau emplie de carcasses de moutons, pour, à l’issue d’une cauchemardesque chaconne, d’une danse des morts, s’affranchir de sa passion morbide. Dixon, lui, chevauche allégrement la ligne du progrès, il en accomplit tous les postulats des Lumières, avec légèreté et instinct. Son premier passage de Vénus s’accompagne d’un papillonnage érotique incessant, il ne sait se fixer, goûte à tout, épices et femmes, drogues et idées. Mais à l’heure du second passage de Vénus, il est littéralement englouti, et accomplit un étonnant voyage sous la surface du pôle, en terra concava, au sein d’un peuple philosophe menacé par l’imminente découverte du parallaxe solaire, un peuple qui ne comprend pas comment nous faisons pour vivre sur une surface convexe, puisque cette convexité nous rend tous légèrement « pointed away from everybody else », irrémédiablement détournés de chacun.

Mason et Dixon, sans cette double expérience « vénusienne », avec tout ce qu’elle implique d’éternel retour, auraient sans doute fini par oublier les vertus jumelles du proche et du concave, captifs qu’ils étaient de la quête d’un lointain et d’une obsession linéaire. « Sur la terre comme au ciel » : cet adage qui scande le roman de Pynchon jouera heureusement comme une ritournelle libératrice, et ils finiront par voir en l’autre un astre plus proche, inscrit au sein d’un espace non-linéaire, un point mobile sur une voûte changeante, un ami, une ligne de partage — un partage qui signifie échange et non division.


Nota : Ce texte est paru tel quel dans le numéro I de la revue Cyclocosmia en 2008. — le FFC, 2015.


Thomas Pynchon | Mason & Dixon
Henry Holt/Jonathan Cape | 1997 | 775 p.