David Foster Wallace | La fonction du balai

Et à la fin, Shéhérazade meurt |

Je préférerais être un personnage de roman plutôt qu’une vraie personne. » Ça aurait commencé comme ça, la création de Lenore Beadsman. Une phrase lâchée, dans une fac du Massachusset, par une gentille girlfriend. Peut-être qu’elle le pensait vraiment ou alors peut-être qu’elle s’emmerdait juste assez pour le croire et, bien entendu, l’autre est tombé dessus comme un chien sur un os et ne l’a pas lâché, jusqu’à en tirer un premier bout de viande filandreux – c’est quoi la différence entre un personnage de roman et une vraie personne ? – lequel deviendra ce grand arc narratif à mille cordes, plein d’humour, de tendresse et de tristesse. La fonction du balai. Un geste d’une maturité effroyable. David Foster Wallace n’avait que 25 ans. Il venait de vivre la moitié de sa vie.

Alors, par où tripoter un machin pareil ? On pourrait se mettre parler de tant de choses à la fois que cela en deviendrait presque obscène. Mais j’ai fait une découverte tout à fait intéressante qui a ensoleillé ces dernières journées de lectures : Shéhérazade est un éditeur névrosé de Cleveland, Ohio, presque chauve, amoureux fou, amoureux au-delà de l’idée même d’aimer. Rick Vigorous devrait être profondément sympathique à la plupart des gens, pour une quantité biblique de raisons, et j’ai eu parfois envie de me dire que le véritable centre invisible de cette lande/ce questionnaire à réponses multiples qu’est La fonction du balai c’est bien lui et pas cette Lenore avec ses gros nichons et ses basket tout pourris. Non, personne d’autre que lui et son incroyable incapacité à maîtriser tout ce bombardement atomique de règles syntaxiques qui font du monde un traquenard de conventions sociales et sentimentales, de trous noirs dont on ne peut, malgré tout, se résoudre à ignorer l’attraction. Dix ans avant les Danaïdes, le premier livre de Wallace est déjà un écosystème monstre qui voudrait cartographié le moindre de ses soupirs par le langage, mais dont les apories ne seront jamais comblées. Ça n’est même plus que les mots sont insuffisants à rendre compte du monde, c’est qu’ils peuvent dire autre chose, quelque chose qui n’était pas prévu. De là vient une grande part de la mélancolie qui traverse toute l’oeuvre de Wallace. Comment garder la main alors ? En racontant des histoires ? En tout cas Rick Vigorous est incapable de faire quoique ce soit d’autre pour garder Lenore, son monde à lui. David Foster Wallace faisait ça très bien et puis c’est devenu de plus en plus difficile avec le temps, comme une lutte avec des planches de balsa par grand vent
 
Rapido : selon Wittgenstein la définition d’un objet n’est que sa fonction. Cette vision pourrait paraître lacunaire tant un objet peut avoir de multiples usages. Elle nous pose aussi une question a priori toute simple, mais qui risque de sacrément déborder au moment de répondre : quelle est la fonction de ce livre ? Filandreux ces derniers temps, je serais tenté de comparer l’écoulement du roman au système de câbles téléphoniques détraqués qui vient taquiner le secrétariat de chez Frequent & Vigorous, la maison d’édition où travaille Lenore et son amant et patron, mon nouveau meilleur ami, Ricky. Tout est inextricablement emmêlé sans qu’il soit envisageable de trouver un bout par lequel tirer la pelote.

a/Quelques pensionnaires d’une maison de retraite, dont l’arrière grand-mère de Lenore, Lenore (ancienne élève du philosophe autrichien à Cambridge), ont disparu. Il se pourrait qu’ils traînent de la savate dans le Great Ohio Desert (GOD).

b/Un homme essaie d’éditer des livres, d’être aimé en retour, mais c’est pas vraiment la joie.

c/Un autre décide qu’il va – putain de Dieu il va l’faire – avaler le monde entier et faire passer ça avec deux éclairs au chocolat.

d/Deux géants de l’industrie alimentaire infantile se livrent une bataille sauvage à coup de patineuses interposées et d’entourloupettes à la grecque.

e/Vlad l’Empaleur (a.k.a Ugolino le Profond), la perruche de Lenore, devient la nouvelle star d’une chaîne câblée.

f/Un étudiant de Amherst (pour ceux qui aiment les connexions fortuites, Amherst, Lady Amherst en l’occurrence, est le seul personnage « nouveau » de LETTERS, métafiction réflexive et géniale de John Barth) un étudiant disais-je, dont le nom est 1) LaVache 2) Stonecipher Beadsman 3) L’Antéchrist, nourrit sa jambe en plastique avec des bouts d’amphètes et de joints bien tassés.

g/Un gamin, gros gros fan de Nixon, se met à cacher tout un tas de magnétophones dans la baraque de ses parents après avoir entendu parler du Watergate.

h/etc etc…

La pelote est énorme et ça continue comme ça, en points de vue démultipliés, comme dans une galerie de miroirs, sur tout le tronçon dilaté du texte. 

C’est un peu comme tout, ça dépend des gens avec qui on en parle et surtout du temps qu’il fait, mais on pourrait très bien se dire qu’au final, s’il ne devait rester qu’une seule raison valable à notre existence sur cette Terre, ça pourrait bien être notre habilité naturelle à transporter des histoires auxquelles nous ne comprenons rien. Nous sommes comme des machines narratives, avançant dans un réseau malade, multipliant les incipits comme s’il ne s’agissait que de miches de pain, débordant de l’intérieur pour ne remplir que d’autres mers qui prennent leur élan pour une nouvelle marée et façonner un rivage réamorcé à l’infini. Et dans les creux les plus minuscules de cette possibilité il y a parfois le reflet d’un miroir, comme cette métaphore d’une connexion interrompue qui court sur la quasi-totalité des 577 pages de La fonction du balai. Il ne s’agit pas simplement des lignes téléphoniques de Frequent & Vigorous, mais bien de tout le réseau narratif et émotionnel du livre. On en revient encore et encore à cette mélancolie typiquement wallacienne. Les connexions sont coupées entre la plupart des personnages. Les mots ne servent plus qu’à recouvrir un charnier d’incompréhensions mutuelles. « Aimer », « posséder », « souffrir » sont part d’une même force émotive/destructrice chez Rick Vigorous. Malheureusement pour lui Lenore en fait une distinction bien plus tranchante. Toutes les histoires qui lui raconte sont des moyens différents de l’atteindre par des voies détournées. La scène où Lenore et Rick se retrouvent dans le Grand Désert pour « mettre les choses au clair » en est le parfait exemple. Elle veut avoir une discussion franche et directe. Rick, lui, en est tragiquement incapable et cherche désespérément un détour où faire reculer l’inévitable. D’autres s’achètent des cordes auxquelles se pendre.


David Foster Wallace | La fonction du balai
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé
Au Diable Vauvert | 2009 | 577 p.


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