Claire Legendre | Le nénuphar et l’araignée

La peur et son sourire |

L’inconnu tue. Hors de vue, imperceptible, à la lisière des sens ou de l’imagination, ce qui nous échappe s’avoue nuisible. La présence impalpable devient menace, fourbit ses armes dans l’invisible et nous sourit de toutes ses dents. Terrible et insaisissable Chat de Cheshire. Alice au pays de l’hypocondrie, l’auteure française Claire Legendre est plus proche de l’homme aux rats allongé sur le divan de Freud que de la petite fille aux araignées de Gudule. C’est en tout cas de la sorte qu’elle se découvre dans Le nénuphar et l’araignée, son dernier récit autofictionnel et réflexif publié aux Allusifs, un catalogage précis, presque obsessionnel, de ses peurs et de ses phobies. Du pire elle n’oublie rien et se livre sans emphase, mais avec une certaine dose de bienveillance moqueuse, à une séance d’anatomie névrotique.

L’amant ? Sûr et certain, il finira par ne pas revenir un beau jour et vous abandonnera à votre corps en souffrance. Le vide, ce sournois, vous appelle continuellement par-delà les balustrades du balcon ou le hublot de l’avion. La peur de mourir à en mourir de peur. Une tache rouge sur la peau et c’est l’infection généralisée, septicémie ou maladie inconnue, il n’y qu’à choisir. L’angoisse est partout et ne se trouve nulle part. Elle a pour emblème une image bien connue garnie de huit pattes et d’une grappe de pépins oculaires, et ne se montre au regard qu’une fois que le mal est fait et la peur à demeure.  

“La panique devant l’araignée vous conduit, une fois que vous l’avez écrabouillée contre un mur blanc, à chercher frénétiquement si par hasard ses consœurs ne continueraient pas à vous narguer dans un coin. Parce qu’il y a pire que d’être colonisée par une araignée – ou une tumeur – c’est d’être colonisé en ignorant qu’on l’est. Être, finalement, le dindon de la farce. Cette araignée, cette tumeur, c’est l’œil de Dieu”

Rien de plus terrifiant que d’être prise au dépourvue, d’être surprise, découverte par l’angoisse. L’existence dès lors se résume à ériger des remparts et à forger des armures. Protections, pensées magiques, rituels et gestes de contrition visant à conjurer le sort, à dévier le mal. Pour ne pas affronter la perte du bonheur, mieux vaut même s’en prémunir et se capitonner dans la ouate sans relief d’une vie sans amour. Peine perdue, dans tous les sens de l’expression. La fin est inéluctable et toujours sur le point de se précipiter. Une petite gitane n’a-t-elle pas prédit à la narratrice qu’elle mourrait auréolée de ses vingt-sept ans ? Si les dés semblent jetés, la vie s’avère tenace. Elle s’accroche à vous, et ce en dépit des cigarettes que vous continuez, fébrile, d’allumer alors que l’hôpital au-delà du parc Lafontaine dresse sa masse irréelle de blancheur. Face à lui, le blanc tube de nicotine prend la valeur d’un coup de poker : envahir à notre tour la terra désespérément incognita de l’angoisse. De s’en faire le maître en se donnant soi-même la mort, à petites doses. Le danger est-il toujours danger s’il est dompté, voire domestiqué ? La sagesse populaire veut qu’on paie le prix fort de se coltiner à la menace et de s’être crû capable de lui passer la laisse, à défaut de la corde, au cou. 

L’araignée qui donne, pour partie, son titre au livre ne vient pas seule. Elle traîne à sa suite un nénuphar, le même que celui qui s’épanouit entre les bronches de Chloé dans L’écume des jours. Avec une ironie toute tragique dont l’auteure ménage adroitement les effets, les innombrables sources de mort et de déception qu’elle aura cherché à fuir tout au long de son errance transnationale, entre la République Tchèque, la France et le Québec, finalement trouvent leur issue à des kilomètres et des années de distance, en un dis-tordant effet papillon. Papillon du thymus logé dans la cage thoracique que certains médecins soupçonnent de cacher – hors de vue, encore – un nodule, un nénuphar aux pinces dures et claquantes. Or, plutôt que de s’engouffrer dans l’abîme spéculatif de sa propre disparition, une fois encore Claire Legendre fait jaillir un nouveau fantasme en liant son sort à celui de son ami Thierry, mort d’un cancer foudroyant un an plus tôt. Et si tout le secret de sa névrose reposait finalement sur cette manie géniale de surseoir à chaque fois par une nouvelle image, de déclencher une obsession-écran qui relance la roue de l’imaginaire plutôt que d’embrasser le réel, cet impossible lacanien ? Il devrait s’exprimer entre ces pages dans toute son horreur et pourtant, d’horreur, il est rarement question. Bien plutôt d’ironie, car jamais l’auteure ne se départit dans l’écriture de sa malice et d’une distance appréciable désamorçant tout pathos. En lieu et place d’un rictus d’effroi, sa plume-scalpel ourle les lèvres d’un sourire entendu. Entre autodérision-biographique et introspection narquoise, l’écrivain exilée à Montréal dessine son portrait en creux avec une étonnante pudeur à l’heure de l’exhibition surchauffée du soi et du tout-à-l’égout de la confession intime. Élevant la littérature au rang de remède fantasmatique, elle poursuit également une sagace réflexion sur l’art romanesque. Et partant, si elle s’ouvre ultimement à son lecteur sur le tremolo de la crainte, « [j]’ai peur de t’avoir donné des armes contre moi », les armes ne seraient-elles pas plutôt celles qu’elle polit à force de mots incisifs, de ces mots qui font mouche ? D’égale à égale avec sa peur, qu’elle toiserait d’un sourire : Claire angoissée incurable ou amazone au royaume des sueurs froides ? Il n’y a qu’à rêver et à écrire.


Claire Legendre | Le nénuphar et l’araignée
Les Allusifs | 2015 | 104 p.