Black Hole |
C’est franchement la galère pour trouver deux pauvres anecdotes sur Ričardas Gavelis que l’auto-correcteur de mon Mac, lacondesarace, ne cesse de vouloir épeler « Javelles ». Sa page wikipedia ressemble à un sachet de thé, Google nous montre tout juste qu’il aurait pu faire une doublure-cascade crédible de Pornstache Mendez et, au final, le mieux que vous puissiez trouver se cache dans le premier pli de la satrapiesque couverture illustrée par Zeina Abirached. Là, on apprend que Gavelis a été physicien, puis journaliste, qu’il a écrit pas mal de nouvelles et six romans dont un monolithe noir que Dominique Bordes a débusqué dans un chapeau à lapins. Autant que vous le sachiez tout de suite, Vilnius Poker est un grand livre sorti de nulle part.
“ Dans ma vie, j’ai eu onze passeports différents avec onze noms différents délivrés par cinq États différents. J’ai eu des passeports lituaniens, lettons, polonais, soviétique et même un suédois. Parfois, j’oubliais comment je m’appelais. Parfois, j’oubliais ma langue natale. Je parlais letton et polonais, allemand et yiddish – tout sauf lituanien.”
C’est dans une sorte de râle grumeleux que le grand-père de Vytautas Vargalys, astre désaxé et premier des trois narrateurs du livre, dévide ce qui pourrait être une abstraction parfaite de l’histoire des lituaniens et de leur pays. Depuis ses origines stratégiques la Lituanie s’est pensée comme un décor monté de toutes pièces. Celui d’une grande forêt humide peuplée de fougères et de gangs autonomes, de semi-héros braillards attendant que deux ou trois teutons en armure ne fassent voler des têtes jusqu’en Estonie. Envahie, occupée une bonne centaine de fois (au moins) par les polonais, les russes, les polonais, les russes (à cette époque, les polonais se faisaient pas mal envahir à leur tour), les nazis, les russes jusqu’en 90, date de la dernière indépendance en cours.
Quand on a eu fini de digérer ce colliers de bonbons et qu’on tourne hardiment les premières pages de Vilnius Poker, on se dit que MTL pourrait bien avoir chopé son grand-bouquin-dissident-de-l’histoire-dans-ta-face #2014. Possible, oui. Le livre a été écrit en 89, en pleine censure soviétique, il débarque chez nous avec un timing quasi parfait (crise russo-ukrainienne, Vladimir « Mère Patrie » Poutine) et se trimballe un corps fiévreux de 540 pages pleines de saillies terribles sur des temps affreux… Punaise de punaise, page 4, on s’emballe déjà. On pense à Soljenitsyne et Hilsenrath en même temps, à des interlignes d’Elias Canetti, à des oracles de Vassili Grossman, on pense à des machins parus chez Verdier ou chez Viviane Hamy dont on a oublié les noms, on pense à ces forêts enneigées traversées par Appelfeld, on pense à des trucs flous comme le prix Nobel, Aix-la-Chapelle en mai, à des slogans délavés, à des discours sans fin, à des voitures beiges et des parkas bleu-gris, des regards un peu sales et des moustaches mal peignées… Page 10 – déjà – il est évident que Vilnius Poker est un de ces « évènements éditoriaux » maousse costauds qui foutent la trique à tout le monde, du chroniqueur fadasse (« un témoignage extraordinaire », « une leçon incroyable », « tout simplement boule-ver-sant ») à l’humaniste en chambre qui se faisait royalement chier depuis Guerre & Guerre, sans oublier le fameux attaché culturel à l’ambassade de Russie.
Page 11, on tique. C’est quoi ce wannabe Kafka-post-soviet ? Je pioche au hasard : « Ça n’aurait servi à rien de lui courir après (ça n’en vaut jamais la peine). », « Si seulement… une fois pour toutes, le fusil qui me vise pouvait m’abattre. », « … au maudit cirque où tous les rôles sont tragiques et sanglants, un théâtre complexe et cruel dont les lois finiront, tôt ou tard, par me rendre fou. »… Et les vingt, trente pages suivantes sont pleines de ces boudins noirs à moitié crevés qui ressemblent à une vague tentative de s’approprier une dialectique et un style déjà dilués un bon million de fois par toutes les joues roses et neurasthéniques d’Occident qui écrivent la nuit et adore la lettre K. Tout d’un coup on se met à penser à Stéphane Velut et c’est beaucoup moins jouasse.
Heureusement pour la littérature et la postérité le projet de Gavelis n’est pas de nous faire le coup du réalisme-fantastico-praguois à la sauce balte, ni même de négocier des royalties avec un totalitarisme toujours aussi photogénique. Au contraire. Même une fois tournée la dernière page, Vilnius Poker reste un livre énigmatique, qui ne se raconte ou ne se résume pas. Trop bordélique. Trop plein de trucs. Une adulte, journaliste au Monde, a dit que c’était un « grand roman européen, dans la lignée (…) d’Ulysse, de Joyce ». Est-ce que Vilnius Poker est un grand roman européen ? Dans la lignée d’Ulysse ? Mouais. Bof. Non. C’est bien plus tordu que ça. On a trop vite fait d’appeler Joyce à la rescousse dès que le développement d’un livre s’élargit un peu trop, dès que ça devient compliqué, qu’un personnage marche dans une ville qui est le véritable personnage principal… Horcynus Orca ? Ulysse italien. Renégat ? Ulysse post-RDA. Paradiso ? Ah, Paradiso. Ulysse des caraïbes ! Ulysse pédéraste et obèse ! Vilnius Poker ? Gagné : Ulysse lituanien. Bon. Franchement, j’ai l’impression qu’on est plus proche d’un Faulkner totalitaire emmitouflé dans de la brume verdâtre que du totem irlandais.
Mais oui, on y déterre des couleurs familières, qui irriguent la littérature continentale depuis 45 : déshumanisation des foules, enfermement systématique, modernisme formel indépassable, fantômes de l’Histoire, l’amour en éducation parallèle… Mais il y a une duplicité dans le discours de Vilnius Poker qui le projette au-delà de la sphère familière. C’est un miroir noir, je ne sais comment dire, une sorte de solipsisme vacillant parcouru d’obsessions (politiques, sexuelles, philosophiques) jamais rassasiées, une oeuvre à l’ambition démesurée qui déploie une dimension coercitive sacrément sévère. Et d’une certaine manière, la seule chose que semble chercher Gavelis dans ce merdier sans nom c’est un moyen probant de raconter la vérité sans rien omettre des ombres en coin, sans jugement, sans point mort ni moment cathartique. Bien entendu, il s’agit d’une entreprise déraisonnable, vouée à l’échec même si, à un moment pas si loin du début que ça d’ailleurs, on perçoit la possibilité d’un solde de tout compte. Un truc définitif, disons, à la Roman Alexeïevitch. Manière encore inégalée de faire s’effondrer le socle d’une certaine tradition romanesque. Mais tandis que le roman de Sorokine se finissait dans une apothéose excessive, celui de Gavelis reformule l’infini à sa manière.
Il y a quelques mois, en pleine Guerre de Crimée 2, le gouvernement lituanien a coupé le canal de transmission de RTR Planeta, une chaîne de télévision prorusse. La liste des griefs exposés par la commission nationale de la radio et de télévision lituanienne était aussi longue que prévisible : incitation à la discorde, ingérence politique, propagande, justification de l’intervention en Ukraine, diffusion d’informations tendancieuses etc… Depuis lors, une demi-douzaine d’autres chaînes est dans le viseur de Vilnius. Dans un pays de trois millions de personnes où plus de 6% de la population est russophone la chose est loin d’être anodine. Une grande partie des lituaniens nés sous « l’occupation soviétique » a gardé une inclinaison pour la langue russe, comme leurs lointains ancêtres qui s’étaient entichés du polonais (près de 7% de la population actuelle). On voit combien il est difficile pour un pays qui ne s’est appartenu qu’à de très rares moments de maîtriser les moyens de production et de diffusion d’un discours plausible. La vérité semble toujours ailleurs en Lituanie, comme dans Vilnius Poker. Elle éclate pourtant à plusieurs reprises. Pleine et lumineuse. C’est le morceau de jazz apocalyptique joué par Gédimas dans une église désaffectée, celui qui donne son nom au livre, c’est la fin de Lolita, cible sentimentale et sexuelle de Vargalys, figure transcendantale de la Lituanie elle-même, c’est la lucidité de Martynas, c’est le retour du Loup de Fer dans une épicerie de pacotille. Mais ces moments restent désincarnés pour la plupart des personnages, car ils apparaissent comme codés ou filtrés.
La dimension initiatique du roman ne pourra échapper à personne et elle intervient très tôt, dès les premiers murmures obsessionnels de Vargalys qui baragouine des histoires à propos d’un « Sentier » ou des « Autres ». Deux termes que les groupies de Guénon, Twin Peaks et Lost (en deux mots, les lecteurs de Pacôme Thiellement) auront vite fait de replacer dans le bon sens. C’est un fait, le basculement vers une appropriation ésotérique du récit propose à tout le monde (personnages, lecteurs et le reste) la sauvegarde morale qu’il manquait au milliard d’impasses qui structurent l’histoire. Chemin de croix… rédemption gnostique… révélation complotiste… qu’importe la manière, ça sent le sacrifice à plein nez. Le tout est de savoir pourquoi. Et si ça va marcher. Les mecs ont l’air d’être au courant de ce qui se passe, mais ils sont incapables d’en faire quoique ce soit. Le récit de Martynas, deuxième narrateur, est l’illustration déchirante d’un contre-feu rationnel aux désirs fiévreux de Vargalys, mais qui, in fine, ne se trouve être qu’une version possible des faits. Une de plus. Dans un autre registre, on trouve aussi un médecin légiste, un des personnages les plus troublants du livre, obnubilé par la découverte d’une maladie qui porterait son nom. Une bosse sous l’hypothalamus. Mais donner son nom à ce genre de choses équivaudrait à se condamner soi-même. Finalement, ça sera le syndrome de Vilnius et un filet de vérité arraché : « On ne meurt pas du syndrome de Vilnius. C’est bien pire. On vit avec. »
Avoir grandi dans un pays en paix depuis soixante-dix ans a irrémédiablement changé notre façon d’appréhender les choses. Nous avons pris de mauvaises habitudes. C’est ce qui se dit en tout cas. Mais tout n’est pas perdu. Le corps de prescriptions des mots vient simplement de changer de paradigme. Tout ça se passe sous nos yeux. La narration paranoïaque, les jeux de retournements schizophrènes tournent à plein régime depuis ces fameuses premières pages que l’on croyait si lisibles dans leurs intentions. La subtilité d’une telle esquive se dessine bien au-delà du simple twist infernal d’un Fight Club flambé à la vodka. Pages 530-531, on en a pris plein la tronche : visions transversales d’un pogrom à l’échelle moléculaire, champs structurel en mouvement perpétuel, entropie narrative ingérable, temps et espaces tissés en bandelettes vibrantes. Tout est question de point de vue, mais le livre de Gavelis est sans doute l’un des meilleurs romans jamais écrit sur la théorie des cordes et les effets indirects sur notre perception de l’univers. Mais ça, c’est déjà la quinzième face de Vilnius Poker.
Ričardas Gavelis | Vilnius Poker
Traduit du lituanien par Margarita Le Borgne
Monsieur Toussaint Louverture | 2014 | 541 p.
J’ai mis sur le site de Claro « le clavier cannibale » en date du 8 juin15 sous le titre (Claro) de Crash-Test : extrait, deux commentaires sur ma lecture de Vilnius Poker.
Pour répondre à Lazare Bruyant (ou plutôt) pour consolider son post :
Vilnius Poker est effectivement un grand bouquin. Merci pour le chapeau à lapins de D. Bordes.
Maintenant en faire un livre sur l’Europe comme Ulysse de J Joyce (Dublin vs Vilnius) : Non, en fait VP ne traite pas de Vilnius mais des Lituaniens, peuple qui a connu sa grande époque du XIV au XVIII siècle, et qui depuis est écaterlé entre les Polonais, Juifs, Allemands, Russes (et peut être même Européens).
Un livre sur la théorie des cordes : non plus, pour ma part je lui préfère le bouquin de Lee Smolin (« The trouble with Physics » traduit en Rien ne va plus en physique – Dunod 07).
Les machins parus chez Verdier, cela doit être « Récits de la Kolima » de Varlam Chalamov (ou « le voyage au pays des Ze-Ka » de Julius Margolin (Ed Le bruit du temps). C’est d’un autre niveau, tant littéraire, humain et politique. Le bouquin de Ričardas Gavelis est une réflexion sur le nationalisme.
Ceci dit c’est une œuvre magnifique.