David Samuels | Mentir à perdre haleine

Outsiders & confidence : un pur moment américain avec les enfants des Pères Fondateurs |

“She wears an Egyptian ring that sparkles before she speaks”

— Bob Dylan

“Toutes les Histoires de l’Amérique ne sont que des fragments ou des rêves”

— Constantin Samuel Rafinesque

Arrêtez vos spéculations tout de suite : Mentir à perdre haleine n’est pas un livre sur James Hogue ou le long calendrier de ses manipulations. Ça n’est même pas un livre sur le Mensonge. Mentir à perdre haleine est une enquête à revers sur l’âme américaine et les fondations lyriques de son histoire.

En février 2006, James Hogue est attablé au Barnes & Noble de Tucson lorsqu’il est arrêté par un type dont le nom est Richard Tracy Jr… Dick Tracy… Un pur moment américain. Hogue a alors la cinquantaine, mais en fait trente de moins. Traits juvéniles, à la Dylan Roof, comme figés dans la cire mortuaire, dégaine maigrichonne, le cheveu jaune maïs, filasse, attablé dans ce Barnes & Noble de Tucson, James Hogue est arrivé au terme d’une vie de fuite. Une course contre les contingences qui l’a vu naître dans la deuxième moitié du vingtième siècle à Kansas City (celle du Missouri, pas du Kansas), passer au pas de course par Harvard et Princeton avant de finir entouré de montagnes enneigées, derrière les barreaux.

 À l’heure où j’écris ces mots, installé sur une petite terrasse basque proche de la maison où est né Ravel, celui qui était aussi connu sous les noms de Jay Mitchell Huntsman, Alex Indris-Santana et Jim McAuthor est libre depuis 2012. Chez les personnes qui ont croisé sa route et cru en lui, les sentiments sont partagés. Colère et incompréhension. Empathie et déception. Au final, assez peu de sentences définitives. La quasi-totalité de ceux qui ont suivi ses aventures en lisant la presse le considère comme un charlatan, un parasite qui s’est exclu lui-même du système. David Samuels, american-non-fiction-writer moins prompt aux pogroms passionnels que la moyenne, y a vu une occase : « J’ai entendu parlé de lui à Princeton, où j’étudiais, raconte-t-il à David Caviglioli. Puis j’ai suivi ses aventures dans la presse, qui se contentait de le décrire comme un monstre. Ça me laissait insatisfait. J’ai proposé son portrait au New Yorker, et en travaillant, je me suis rendu compte qu’il n’avait fait de mal à personne. Il avait volé et menti, mais ne s’était pas vraiment enrichi. J’ai suivi ses traces jusqu’à ce que je comprenne quel sens cette histoire avait pour moi. Et j’ai compris : les vrais menteurs, ce sont ceux auxquels Hogue a menti. Le vrai mensonge c’est celui de Princeton et de l’Ivy League, qui croit être le lieu de la méritocratie alors que tous ses étudiants viennent de la même classe sociale ». Faites-moi confiance, à aucun moment ce livre ne parle de mensonge.

“Les Américains sont des menteurs. Notre littérature nationale regorge de fables et de mythes, à commencer par la légende de George Washington.”

Cette histoire de menteurs, de mythes et de légendes déboule au moment précis où tout le monde commence à comprendre qu’il ne sera aucunement question de juger Hogue, sans même parler de l’éventualité de lui enfoncer des allumettes dans les ongles afin de l’absoudre de ses (petits) péchés. La modernité pop dans laquelle nous baignons nous a habitué à plus de largesses, mais dans cette optique très Mathieu chapitre 7, verset 3 à 5 que s’est imposée Samuels, le mythe de George Washington nous est offert comme un lampe tempête en pleine confusion. C’est un symbole, la démonstration magistrale que le mensonge n’est qu’un simple mécanisme réflexif du récit Américain, un récit à la fois implicite et explicite, et parfois il arrive que tout ce charabia serve les plus grandes vertus. L’anecdote concernant Washington traîne sur les réseaux depuis le XIXe et n’a jamais été vérifiée, ce qui en fait une fable de première main. Enfant, Washington aurait coupé le cerisier préféré de son père, puis aurait tout avoué dans la foulée. Son honnêteté a été bénéfique puisque 1) l’ancien président a semble-t-il échappé à la-raclée-du-siècle et 2) il a hérité d’un surnom en forme d’oriflamme : « The boy who could not tell a lie » – le garçon incapable de mentir. Si vous voulez mon avis, c’est beaucoup trop long pour un chef de milice destiné à devenir le premier président des États-Unis, mais là n’est pas la question. Quand on s’arrête cinq minutes sur le résultat de cette « légende » – la fondation d’un mythe national de probité et d’honnêteté politique – il y a de quoi être fasciné par les culbutes dont l’univers est parfois capable. 

Bobby Kennedy, peu de temps avant de se faire canarder comme un bon Kennedy qu’il était, déclara lors d’une conférence à l’université de Vanderbilt : « Richard Nixon représente le côté obscur de l’âme américaine » impliquant par là qu’un gang d’irlandais mal élevés et obsédés sexuels était sans doute bien mieux placé pour squatter le bon côté de la pièce. En gardant à l’esprit les revirements cosmiques et inexpliqués qui fondent la psyché des peuples, en plongeant bien au fond de la fange des Oubliés, des laissés-pour-compte du système, il devient assez logique de trouver James Hogue à la croisée des chemins. Il est le résultat logique et cynique d’une équation à douze inconnues que le sus-nommé récit Américain n’a toujours pas résolu. Un joli produit de ce « côté obscur » dont parle le frangin Kennedy, un outsider comme on en voit dans les films ou la littérature ce qui, en Amérique, d’une certaine manière relève aussi de la réalité. Et à ce stade du bouquin, n’importe qui serait en droit de nourrir de sérieux doutes sur les réelles intentions de Samuels. 

 « Quelle est la parabole ? » se demande l’homme sage. Dénoncer l’incurie morale de l’Ivy League c’est super OK et tout, mais que veut vraiment ce type ? Qui est-il pour s’en prendre aux privilèges WASP comme ça ? Samuels est loin d’être le dernier des crétins. Physiquement il respire l’intelligence et la prise de recul. Il ressemblerait presque à une version plus mature de Safran Foer… En fait pas du tout, mais c’est ce que je me suis dit en cherchant sa trombine sur internet. Précisément je me suis dit « tiens, il a la même tête d’étudiant ambitieux que Safran Foer, mais en plus mature ». Même tignasse à deux doigts d’être trop bien peignée, ou l’inverse. Même lunettes, même sourire discret qui en dit juste assez. Juif-de-Brooklyn©, la classe. Maqué à une romancière/journaliste, trop cool. Écrit pour Harper’s, The Atlantic et le New Yorker. Mazeeette. Selon Matt Harber, dont absolument personne ici ne sait qui il est, Samuels est un maître du « new old journalism » ce qui est très impressionnant, même pour un magazinero comme moi qui surfe sur le succès depuis une décennie grâce à ce site internet de « critiques littéraires » lu jusque dans les clubs house feutrés d’anciennes colonies britanniques. Vous pensez à la même chose que moi : Singapore Cricket Club. Bien entendu. Cette institution où des retraités, rouges comme des écrevisses et pleins aux as, se la coulent douce dans des vêtements immaculés tandis qu’une armée de petits asiatiques, rapides et mystérieux, courent en tout sens, portant des drinks et des thés glacés sur des plateaux d’argent au bord desquels dorment des éléphants taillés dans la nacre… Oui. Bref. Ce qui me rend Samuels d’autant plus sympathique et qui me pousse à croire à l’authenticité révélée et globale (on parle de ce livre-ci, mais aussi de tout son corpus d’articles) de son entreprise (« … une enquête à revers sur l’âme américaine et les fondations lyriques de son histoire. »), c’est que Samuels est lui aussi un outsider, un galérien, un type qui a marché sur la ligne et a été viré de plusieurs appartements et par tout un tas de filles ce qui, sauf erreur de ma part, n’est pas le cas de monsieur Safran Foer dont le principal vice dans la vie est de collectionner des pages à en-tête vierges d’hommes ou de femmes célèbres. Tout ça pour dire quoi fond ? Que Samuels est plus crédible que Safran Foer pour parler du pays ? Peut-être. Sais pas. On s’en fout. Ce que nous cherchons c’est l’origine singulière d’une vision et aussi la manière dont elle a passé le miroir pour venir jusqu’à nous. 

De retour en 2006 (je crois), Hogue est emprisonné à presque 3000 mètres d’altitude. Samuels qui suit l’objet de son article à travers tout le pays, poireaute dans une chambre meublée à quelques encablures de là. Les deux hommes s’adonnent à une étrange séance de ‘Conséquence ou Vérité’ épistolaire. Pas lassé de jouer au plus malin avec les rares personnes qui lui adressent encore la parole Hogue soulève un lièvre dans une des lettres que les deux hommes se sont échangées : « Malgré son charisme exceptionnel et son imagination débordante, écrit-il, Hunter Thompson tendait à s’effacer derrière les destins qu’il reconstituait. Comptez-vous suivre son modèle à votre humble niveau ? Ou préférez-vous raconter votre propre histoire ? ». Bien qu’il s’agisse d’une connerie pratiquement aussi grosse que la dette grecque et qui aurait du valoir à Hogue une paire de gifles (Hunter Thompson ? S’effacer derrière son sujet ?!?) la référence reste néanmoins appropriée. Personne d’autre que l’auteur de Las Vegas Parano n’a exploré avec autant de férocité et d’intelligence l’émiettement du rêve américaine, les aspirations d’une humanité entière qui s’est construite dès le début sur le compromis et la réinvention de soi. Mais « rêve américain » et « âme américaine » sont-ils une seule et même chose ? 

“L’Amérique que je connaissais et aimais était plus ou moins un endroit innocent, un grand pâturage vert où les enfants séchaient les cours, leurs grands-frères fumaient de la méth, le fermier était chassé de ses terres par les banques tandis que sa femme perdait toutes leurs économies en jouant au poker en ligne”

— David Samuels – ‘Only Love Can Break Your Heart’

Kennedy et Nixon avaient sans doute un avis sur la question, mais ils ne sont plus là pour nous en parler. Aujourd’hui on pourrait poser la question à des types comme Donald Trump ou Ta-Nehisi Coates et ça serait bien plus divertissant. Ceci étant dit, il y a bien un chose que l’on peut avancer sans trop faire injure aux différentes dynasties qui dirigent ce pays ni aux masses laborieuses dont nous parlait Howard Zinn, l’historien préféré de mon beau-frère, c’est qu’en contemplant l’Amérique dans les yeux pour y chercher une réponse profondément personnelle nous nous retrouvons à chaque fois face à un fantastique prisme de lumière paradoxal et contradictoire. L’Amérique est à la fois la nana et la bague égyptienne dont parle Bob Dylan dans She Belongs to Me :  elle brille avant de parler. Autant dire que n’importe quel crétin assoiffé de pouvoir et doté d’assez de force de conviction aura une opinion sur la question et que ça comptera autant qu’un pet de cow-boy jusqu’à ce que le plus fort ou le plus friqué des deux ne gagne. Les changements aiguës d’ondulations sur la courbe de l’Americana ne viennent jamais de nulle part. Que ce soit dans le travail de Samuels ou dans les couloirs du temps. De la fondation de Jamestown, le plus ancien établissement anglo-saxon du Nouveau Monde (1607), à la déclaration d’indépendance (1776), il s’écoule exactement le même nombre d’années que de cette proclamation à la fin de le Seconde Guerre mondiale. Cent soixante-neuf ans, tout pile. De la fin de la ségrégation (1964) à la première élection d’Obama, quarante quatre ans. Le temps historique Américain fonce comme une flèche Sioux vers la tronche de Custer et son amour démesuré de la relativité, de l’individualisme et de la compète à tout prix fait vibrer sa réalité d’une drôle de manière. Cette modulation incessante a ouvert une faille et celle-ci ne demande qu’à être explorée. 

“Lorsque Tom Wolfe insistait sur le fait que les journalistes étaient en train d’écrire les romans Américains d’aujourd’hui, il devait secrètement rêver d’en écrire lui-même.”

— David Samuels – ‘Only Love Can Break Your Heart’

À l’autre bout du spectre du new journalism canal historique se trouve Only Love Can Break Your Heart, recueil d’explorations de la faille. Tellement à l’autre bout qu’il en a fait le tour complet et s’est retrouvé au même point, mais dans le futur. D’où le bon mot de Harber je parie. Samuels, que j’aime de plus en plus, écrit : « Le reportage littéraire est un style d’écriture typique des États-Unis, un genre que nous autres Américains avons inventé pour nous rassurer sur notre existence. ». Une invention qu’il faudrait tripoter dans sa duplicité herméneutique. Un moyen technique d’appréhender le réel dans toute sa complexité. Un truc qui pourrait bien nous servir aussi. « Vous savez, poursuit-il, je pense qu’il y a une raison au fait que je sois en France aujourd’hui pour parler du New Journalism. L’intégration dans l’union européenne, et les migrations de masse qui viennent à la fois l’enrichir et la perturber: ces questions ne peuvent pas être complètement comprises ou contenues dans vos vieilles structures françaises, belges, allemandes… Ces interrogations qui semblaient typiquement américaines concernent plus que jamais les Européens. Et je pense que cette littérature américaine peut servir de modèle pour réfléchir tout cela. Tout simplement parce que cette forme a précisément été inventée pour dealer avec ce genre de questions. » Amen. Trois fois Amen. Appliquer au réel les techniques de la fiction pour dealer avec ce genre de questions c’est plus ou moins comme ça qu’a vécu James Hogue, perpétuant une tradition aussi vieille que les Pères Fondateurs eux-mêmes : celle du con man. À l’origine il s’agissait du camelot yankee, le commis voyageur, le bateleur du dernier roman de Melville, The Confidence-Man : His Mascarade. L’expression allait très vite être rabotée en con man et son sens dériver vers son acceptation définitive : arnaqueur, escroc. Quatre-vingt treize après Melville, la traduction d’Henri Thomas gardera cette connotation péjorative dans le titre : Le grand escroc. En 1966, lorsque Bob Dylan osera brancher sa guitare sur un ampli le terme lui sera littéralement craché au visage par un paquet de chevelus abasourdis alors, qu’entre nous, la « drôle » voix servie sur Nashville Skyline, trois ans plus tard, était autrement plus scandaleuse. Et on aura beau tourner ça dans tous les sens, tirer la bobine jusqu’au bout, ça ne mènera à aucune conclusion satisfaisante. La faille demeure béante, mais si (se) raconter des histoires est un moyen d’échapper à la réalité et de se réinventer sans cesse alors les États-Unis sont la plus belle pile de pages blanches jamais donnée à quiconque. Et ce qui rend cet espace vierge encore plus fascinant c’est l’ombre menaçante d’une contre-partie. Obama/Charleston, au hasard. Dans les plis innombrables de ce paradoxe collectif et hystérique, au plus profond de ce « Nous le peuple », de ce « Moi » chanté par Whitman, de ce capitalisme fluo et possessif, cette idée si belle et caviardée d’une société post-raciale et puis Hollywood et Ferguson, Fox News, les bagnoles pimpées, la Bible Belt et les spring breaks, la sixième saison d’Arrested Development, le porno gratuit, les hipsters de Portland, les open-carry de Dallas, Sarah Palin et Lady Gaga se tenant par la main dans un épisode de South Park… chaque détonation de cette réalité- ne peut que suggérer le symptôme d’une crise extrême.  

Benjamin Franklin, dont on dit que les mémoires sont truffées d’affabulations, avait prévu le coup, lui qui s’empressa d’ajouter au récit une note d’espoir. Le truc typique du gars qui a failli mourir foudroyé : « Chaque américain doit pouvoir devenir l’homme ou la femme de son choix, au-delà des préconceptions et des limites établies par l’Histoire, la tradition, la race, la foi, le genre ou la classe sociale. » Je crois qu’il ne faut pas être diplômé de Princeton ou d’Harvard pour comprendre que l’attrait universel d’un pays aussi barré que les États-Unis réside avant tout dans ce genre de fantasme démocratique et aussi dans l’effort intellectuel qu’il impose à quiconque veut y croire. Car, de temps en temps, des miracles se produisent et les outsiders, ces enfants oubliés des Pères Fondateurs, trouvent une place de libre. Un « hawaïen noir qui porte un nom swahili » est élu à la Maison Blanche. Dick Cheney se scandalise de la géopolitique musclée et interventionniste de Poutine… Dick Cheney… Un autre pur moment américain. Tout est possible et le fait que de telles choses et d’autres encore, plus brillantes, plus honteuses aussi, soient mis en scène à chaque instant par des années d’interventions diplomatiques en super 8, par une culture über sexy et par une relation au futur qui ne connait aucune pudeur, tout cela ne fait que renforcer le potentiel magique et inquiétant de ce pays. Car rien, à part la venue de Dieu sur Terre, ne pourra dépasser le délire de voir soi-même une fiction devenir réalité.  


Lisez aussi l’entretien que David Samuels a accordé au FFC : QFFC David SAMUELS


David Samuels | Mentir à perdre haleine. Toute la vérité sur les incroyables mensonges et le fabuleux destin de James Hogue, l’imposteur de l’Ivy League
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Louis Armengaud Wurmser
Éditions du sous sol | 2015 | 187 p.