Georg Weerth | Vie et faits du fameux chevalier Schnapphahnski I

Série Weerth 1 — La Silésie (1/2) |

Premier roman feuilleton allemand, parodique et désopilant, publié dans le journal La Nouvelle Gazette rhénane de Marx & Engels, dont il fut le rédacteur des feuilles culture. Vie et faits du fameux chevalier Schenapahnski de Georg Weerth n’a pas franchi le Rhin. Christophe Lucchese lui arme une passerelle et offre au lecteur français le feuilleton d’une traduction des premiers chapitres, le temps qu’un éditeur se décide à franchir la ligne bleue des Vosges.


I. La Silésie (1/2)

Dis-moi, Muse, les faits de l’homme qui a tant voyagé,

Lequel s’est si loin égaré après qu’on l’a de Berlin banni ;

Qui a vu les cités de peuples si nombreux et leurs coutumes appris,

Et même sous Don Carlos tant d’innommables maux enduré.

Pour sûr ! Le père Homère, le barde grec à la blanche barbe, n’eût pas chanté le noble Ulysse, non, mais le noble chevalier Schenapahnski, si le hasard n’avait voulu qu’il vécût à une époque où il n’y avait ni piano ni cigares de Manille, où l’on ne pensait pas plus à Berlin qu’à Don Carlos.

Homère est mort. Moi, je suis vivant. Et c’est ce dernier point qui me réjouit le plus. Ce que Homère ne put faire, je le fais. Homère chanta Ulysse — je rends gloire au chevalier Schenapahnski.

D’étranges oiseaux existèrent ici-bas : depuis Adam jusqu’à Henri Heine. Adam naquit au paradis, c’était un homme ; Heine vit le jour à Düsseldorf, c’est un dieu — puisque poète.

Heine habite Paris — ceci, toutes les belles femmes le savent. Il engendra nombre d’aimables et poétiques bambins. Ores son dernier fils est un ours. Et cet ours a pour nom Atta Troll. À côté de la grande et petite ourse là-haut dans les cieux, cet Atta Troll est le plus fameux ours de notre époque.

Que mes lecteurs ne s’offusquent si je passe du Grec à l’ours — l’essentiel étant qu’Atta Troll soit en rapport exact avec notre chevalier Schenapahnski. Nimbé de la magie d’une brume poétique, c’est dans le mélodieux poème de Heine que nous voyons le chevalier Schenapahnski faire ses premiers pas sur scène. Un curieux bipède, amoureux d’une ourse, la pâle mélancolie de la banqueroute aux joues, dépouillé de ses vingt-deux groschens de pécule de guerre et la montre engagée au mont-de-piété de Pampelune ! Tel un chasseur de la chasse fantastique, le noble Schenapahnski nous frôle, fantomatique ; nous voudrions le retenir, un instant ; nous voudrions le regarder encore une fois dans les yeux, encore une fois l’examiner de la pointe des cheveux jusqu’au bout des orteils, l’évanescent, l’intéressant homme — mais le voilà déjà loin, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et, stupéfaits, nous nous interrogeons : qui est donc ce Schenapahnski ?

Cher lecteur, ne sois pas présomptueux ! « Je n’ai pas la science universelle, et cependant j’en sais beaucoup. » Prête l’oreille à l’histoire de Schenapahnski que je m’en vais te conter ; le temps est venu pour le noble chevalier d’émerger de ses poétiques nimbes ; par les basques de son frac je le tire par-devers le grand public.

Pareils à des géants enfouis, les siècles éteints gisent derrière nous, morts et muets. Mais les vieux historiens, couverts de poussière livresque et lunettés de vert, et les poètes fouineurs les piquent et aiguillonnent parfois de leurs plumes aiguisées, et alors ils s’ébrouent, dressent leurs têtes, entr’ouvrent la bouche, et, dans un demi-sommeil, nous content par bribes leurs sémillantes et sottes histoires comme elles viennent, — avant de retomber comme du plomb.

Par chance, ce n’est pas aux géants des siècles enfouis que j’ai affaire. Il ne s’agit que du passé du chevalier Schenapahnski, et je m’en vais froidement l’aiguillonner avec ma plume, pour que le monde réalise enfin la chance d’avoir pareil chevalier, pour que Schenapahnski accède enfin à la renommée qui lui revient de droit.

L’existence de Schenapahnski a des airs d’arabesque bariolée. Parfois, elle fait songer aux aventures du chevalier Faublas ; tantôt à un épisode tiré de l’histoire de l’hidalgo de la Manche, tantôt aux fastes de la vie d’un prestidigitateur à la Bosco. Doux pâtre énamouré, querelleur forcené, joueur, diplomate, soldat, auteur — ce Schenapahnski est tout à la fois — un gaillard à l’aimable hardiesse. — Mais venons-en au fait !

Schenapahnski est un Wasserpolack de naissance. Je prie mes lecteurs de ne pas rire. Schenapahnski est un homme magnifique dont plus d’une mignonne papouillerait volontiers la barbe charbonneuse. Le chevalier n’est pas grand, mais il est beau et bien bâti. Un pied petit et fin, une jambe galbée, un torse bombé, une tête fière portant moustache et barbichette, leste et agile : voilà le chevalier Schenapahnski. Un homme qu’on dirait ciselé, à l’œil brillant, aux lèvres railleuses et aux mains d’une blancheur aristocratique.

Au mois de mai de sa vie, le jeune et beau Wasserpolack se porta volontaire dans le 4e régiment de Hussards (bruns) tenant garnison à O. en Silésie. Encore une fois rien que de très prosaïque. Mais que l’on imagine le jouvenceau dont le pied n’a connu que le tapis ou l’étrier d’argent, dans un uniforme seyant, la cravache à la main, le premier duvet sombre de la barbe sur la tendre joue, l’agilité d’un jeune matou transparaissant dans chaque geste et la concupiscence scintillant dans chaque œil — et force sera de reconnaître qu’il n’y a là rien de miraculeux s’il produisit un effet certain sur la belle comtesse de S.

La belle comtesse de S. s’était énamourée du beau hussard brun. Qu’est-ce qui l’en aurait empêchée ? À sa place, je me serais aussi énamouré. Le jeune volontaire était même trop charmant. Déjà à l’époque se manifestait chez lui le don de la parole, ce même talent qui lui fut par la suite d’une infinie utilité et grâce auquel il plongea dans une stupéfaction ébouriffante tant de taciturnes députés. Les paroles lui sortaient si lestement de la bouche, et il accompagnait chaque phrase par des gestes si expressifs de ses blanches mains que la pauvre comtesse n’y tint plus et finit par se livrer au bon vouloir du hussard. Heureux chevalier ! Il put poser sa jeune moustache sur les plus baisables lèvres de toute la Silésie. Tout juste échappé de l’école et déjà un Alexandre qui conquiert un monde, un cœur !

Jusque-là tout allait pour le mieux. Que Schenapahnski ait dérobé un cœur comtal, on ne pourrait lui en savoir mauvais gré ; et qu’il ait embrassé la comtesse, ma foi, tel était son satané devoir. Car l’homme doit embrasser ! Cela est écrit en lettres gothiques flamboyantes dans les nuages du crépuscule rosissant. L’homme doit embrasser ! Cela est écrit en minuscules sur chaque pétale de rose, sur chaque pétale de lys.

[à suivre…]


Georg Weerth | Leben und Thaten des berühmten Ritters Schnapphahnski
Verbrecher Verlag | 2006 | 228 p. 
Traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, inédit en français.