Georg Weerth | Vie et faits du fameux chevalier Schnapphahnski II

Série Weerth 2 — La Silésie (2/2) |

Premier roman feuilleton allemand, parodique et désopilant, publié dans le journal La Nouvelle Gazette rhénane de Marx & Engels, dont il fut le rédacteur des feuilles culture. Vie et faits du fameux chevalier Schenapahnski de Georg Weerth n’a pas franchi le Rhin. Christophe Lucchese lui arme une passerelle et offre au lecteur français le feuilleton d’une traduction des premiers chapitres, le temps qu’un éditeur se décide à franchir la ligne bleue des Vosges.


1. La Silésie (2/2)

Schenapahnski embrassait, et il obéissait à la loi que les lèvres d’une comtesse, d’une charmante comtesse silésienne, dictaient plus impérieusement encore que les lettres gothiques des nuages en feu et que les lettres minuscules des lys et des roses.

Comme on l’a dit, personne jusque-là ne savait mauvais gré à Schenapahnski : il aimait et il était aimé, il embrassait et il était embrassé.

Le noble chevalier ne pouvait toutefois se satisfaire du sort échéant aux simples mortels ; l’aventure lui démangeait jusque dans les os ; il persuada la comtesse de fuir, il l’enleva. — Le chevalier en était à la troisième phase de son entreprise. Il avait d’abord aimé, puis embrassé et maintenant enlevé. — Tous les maris auraient motif à le blâmer sévèrement pour cette dernière phase ; pareille chose est messéante ; enlever une dame, ce n’est pas convenable ; laisser un pauvre mari seul avec ses cornes et son chagrin, c’est manquer de cœur, de politique ; tout particulièrement de politique, car si l’on se mettait à enlever toutes les Hélène, combien de villes partageraient le sort de Troie ? Quelle misère ne s’abattrait pas sur le monde ? Paris, Vienne, Berlin partiraient en flammes et en fumée — tous les plaisirs cesseraient, c’en serait fini des assemblées nationales et maints Schenapahnski seraient bien en peine d’écouler leur faconde.

Mais notre hussard brun, avec ses jeunes cuisses rebondies et ses yeux concupiscents, ne songea ni au passé ni à l’avenir quand, tout sourire, il fit monter l’Hélène de Silésie dans le coche pour prendre diligemment la tangente.

À quoi bon penser à l’avenir ? Le présent n’offrait-il pas déjà assez de charme ? Ah, qu’il était bon de cheminer aux côtés de la sublime dame. Les oiseaux chantaient, les fleurs levaient des yeux émerveillés vers les amoureux, et les chevaux filaient ventre à terre, et leurs crinières flottaient au vent.

Les baisers que l’on prodigue en de pareils instants, on ne les monnaierait pas contre des millions. L’heureux Schenapahnski ! Et tandis qu’il goûtait les joies de l’existence, à chaque baiser échangé, des frissons glacés devaient parcourir le dos du mari cocu sans que ce dernier sache bien pourquoi.

Mais où était donc l’époux ? Il y a matière à s’étonner : mille fois les époux sont à la maison quand une vraie friponnerie a lieu ; mais le diable sait comment cela se peut qu’ils soient toujours absents quand il en va de leur coiffe.

Et qui sait ce qui serait advenu à la coiffe du comte de S. si le cocher des amants, un gaillard en livrée à la moustache cirée et au chapeau incliné, n’avait subitement tiré sur la bride des chevaux et, sautant de son siège à la portière, n’avait informé le beau Pâris, Schenapahnski, le hussard brun qui s’était porté volontaire, que, n’en déplaise à la fable, le vertueux époux, le seigneur Ménélas, le comte de S., s’apprêtait à cavaler le plus tranquillement du monde au-devant d’eux.

On peut imaginer l’humeur de Schenapahnski ; que les dieux immortels puissent si outrageusement se mettre en travers du plus jovial hussard de toute la Silésie dépassait son entendement. Mais la bravoure d’un ingénieux junker se manifeste avec d’autant plus d’éclat que la menace est grande.

« Comtesse, s’adressa-t-il à la frémissante Hélène, je te porterai à jamais dans mon cœur. Mais aussi vrai que je me nomme Schenapahnski et que je descends de la plus pure lignée, de plus hautes considérations m’enjoignent à cet instant de renoncer à toi, afin que ton enlèvement ne déclenche une seconde guerre de Troie, dévastant les villes et fauchant à l’armée prussienne nombre de nobles gens. Aussi, descends sur la grand-route où un tendre conjoint te serrera dans ses bras aimants pour te ramener à O. en Silésie où se tient le 4e régiment des hussards bruns, un régiment auquel je fais mes adieux pour toujours. »

Schenapahnski se tut, et son cœur battait de plus belle — le seigneur Ménélas gagnait du terrain. Les larmes avaient beau couler des cils de la plus belle des femmes — l’intrépide chevalier lui tendit galamment son bras protecteur et la fit descendre.

Schenapahnski, pour sa part, remonta dans le coche qui attendait ; le cocher caressa sa barbe, « fouetta les chevaux qui s’élancèrent ardemment » et Schenapahnski plus jamais ne reparut.

Que disent mes lecteurs de cette histoire ? Ne vaut-elle pas la peine d’être chantée par un Homère prussien ?

L’enlèvement d’Hélène ne diffère de celui de la comtesse de S. que par la chute. Le premier s’acheva avec Troie en flammes, le second prit fin avec le comte de S. ramenant son épouse chez lui et recommandant le jeune Schenapahnski… aux bâtons de ses valets.

Pauvre Schenapahnski ! Les serviteurs du comte de S., à l’instar de spectres vengeurs, poursuivent sans relâche l’âme du chevalier errant. Dans le silence des appartements, dans le vacarme des ruelles, il ne connaît plus ni trêve ni repos. — Ô les serviteurs du comte de S. ! Ô les maudits valets d’O. ! Les années ont passé, et Schenapahnski serait heureux — ne partage-t-il pas finalement le même banc que les grands hommes de ce siècle ? Tout un peuple ne tend-il pas l’oreille à ses tonnantes paroles ? Mais ah, se réjouit-il de son destin, le voilà qui tressaille, qui s’effraie, car vois, à travers l’assemblée ondoyante, par-dessus les têtes de ses admirateurs, paraît soudain comme un visage d’O., comme un serviteur du comte de S. — et le noble chevalier d’enfouir sa face blêmissante.

[à suivre…]


Georg Weerth | Leben und Thaten des berühmten Ritters Schnapphahnski
Verbrecher Verlag | 2006 | 228 p. 
Traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, inédit en français.