Charles Portis | Un chien dans le moteur

Qu’est-ce qui peut bien sauver ce roman des flammes de l’enfer ?! |

Des « road trip » la littérature américaine en a tout le tour du ventre. Du plus mythique d’entre tous,  le mètre étalon, le kilomètre zéro, Sur la route de Kerouac, aux plus cultes (Sailor et Lula de Gifford, Le dernier baiser de Crumley), en passant par les plus obscurs (Bloomington de Robert J. Hauer, Norwood de Portis, déjà) ou dispensables (La route du désir de Machin Chouette). La première chose que je me suis dit en refermant Un chien dans le moteur de Charles Portis c’est que ce livre, publié en 1979, arrivait avec une bonne décennie de retard. Au début du siècle, totalement immature, j’étais encore en pleine période littérature beat et zigzags américains dans les grandes largeurs. Je lisais tout ce qui buvait, roulait et écrivait à la fois et si en plus ça finissait sans un sous au Mexique, alors… C’était sans doute l’étape nécessaire d’une certaine éducation littéraire désormais loin de moi. Alors, je pose la question : qu’est-ce qui, en 2014, peut bien sauver cette énième revisite du genre ? L’histoire ?

Sur le papier Guy Dupree est un gros tromblon de première catégorie, un enquiquineur qui, non content de ne pas être le personnage principal, vient de voler la voiture, la carte bancaire, le flingue et la régulière de Ray Midge. Ray Midge, de son côté, sans être le « héros » de quoique ce soit de sérieux, s’apparente plus à une sorte de loser tranquille, un peu maniaque sur les bords, fan de généraux sécessionnistes et d’anecdotes militaires. Le genre de loup solitaire gentiment marginal que la littérature américaine a produit par palettes entières pour habiter justement ce type très précis de roman. Et après tout pourquoi pas ? En tant que genre à part entière le road trip procède par étapes balisées, calibrées et je crois bien que personne ne s’est jamais risqué à révolutionner tout ça. Quoi qu’il en soit, au moment où l’on rejoint sa trajectoire bancale, Ray Midge se met en route pour récupérer ses biens. Ça part comme ça, cette histoire de chien dans le moteur. Et ensuite ? Ensuite : « Ray sème son avocat qui poursuit aussi Dupree. Rencontre Reo Symes, un ancien médecin à la moralité douteuse, des hippies largués, des indiens, des évangélistes fripées plus tout un tas d’autres choses qui viennent ponctuer son voyage à travers le sud américain, le Mexique et Bélize jusqu’à la tempête finale. » Voilà, à peu de choses près, le genre d’indications génériques (ça et bien entendu le fait que Portis est l’auteur de True Grit adapté par Hathaway et surtout Los Cohen Hermanos bla bla bla…) le genre d’indications donc que vous trouverez sur la quatrième de couverture et/ou la plupart des papiers se rapportant au sujet et, personnellement, je ne compte pas faire mieux. Ça n’est pas l’histoire qui sauve ce livre.

Dans un article paru en début d’année Laurent Raphaël reprochait à Portis d’avoir « un style lymphatique » et d’empiler les saynètes, créant « une distorsion intéressante avec le réel, à la manière d’un Beckett » mais qui « finit sur la distance par donner le sentiment que l’auteur ne savait pas trop où il allait. » Ça n’est pas totalement faux, quoiqu’un peu sévère car il y a bel et bien dans l’écriture de Portis quelque chose de surprenant, de volatile dans sa manière d’investir ses personnages ou, justement, de s’oublier parfois et qui parvient à extirper ce livre de la banalité la plus abjecte. Et puis surtout il y a l’humour de Portis, cette décontraction comme inconsciente d’elle-même et qui fit dire à Roy Blount Jr (mais qui est donc Roy Blount Jr ?) : « Charles Portis pourrait être Cormac McCarthy s’il le voulait, mais il a choisi d’être drôle. » C’est plutôt vrai, mais c’est aussi cette absence d’une réelle métaphysique du récit chez Portis qui le sépare de McCarthy (duquel les frères Cohen ont tiré un autre road trip, statique et plutôt inquiétant)… Et alors quoi ?

À bien y réfléchir le salut de Portis vient de quelque chose de beaucoup plus impalpable qui s’apparenterait plus à une mémoire affective de lecture. Un sentiment confortable et rétrospectif. Parfois il n’en faut pas plus. Alors suivez mon conseil : ouvrez une canette de bière tiède et lisez Un chien dans le moteur en cachette, comme si c’était votre premier road trip. Puis offrez-le à un petit cousin, à un neveu, celui qui rêve encore de changer le monde et de devenir le poète maudit de sa rue. Après ça il y a de fortes chances que le gamin veuille partir pour l’Amérique centrale ou le Mexique et qu’il raconte à tout le monde que si Kerouac est véritablement le Roi du road trip, Portis peut, sans être taxé d’exagération, en passer pour le baron. Vous serez fier de lui.


Charles Portis | Un chien dans le moteur
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Adèle Carasso
Cambourakis | 2014 | 261 p.