J.J. Abrams & Doug Dorst | S.

Le Styx des mots |

Commençons peut-être d’abord par casser le jouet.

Bien qu’il vous appartienne de rompre la fine membrane de papier qui enserre le livre, de feuilleter cet impressionnant volume et sa myriade de documents glissés soigneusement entre ses pages, de le lire une première fois puis nécessairement une fois encore, d’aller pour finir sur les divers sites internet y glaner les derniers indices pour dissiper vos nombreux doutes et espérer percer le secret promis, S., avant toute chose, n’en demeure pas moins un objet qui s’apparente davantage à un accessoire de film, au fac-similé d’un ouvrage obscur et inconnu. Pour que s’oublie la reconstitution, l’objet en adopte tous les mimes et toutes les ruses. C’est au fond le pacte indispensable, implicite que vous nouez lorsque vous vous décidez à le décacheter et à sortir son livre, le Bateau de Thésée, de son coffret frappé du « S. », pictogramme inversé évoquant la fameuse boite de magie Tannen marquée du point d’exclamation, et dont parle Abrams dans une fameuse conférence donnée à TED : une « Mystery box » cachée selon lui derrière toute œuvre, mais également derrière nos vies.

Le mystère s’épaissit…

S. relate une enquête de deux étudiants (Jennifer et Eric) sur l’identité réel de l’auteur du livre Le Bateau de Thésée, dix-septième et dernier roman d’un certain V.M. Straka, paru en 1949 et dont un exemplaire emprunté à la bibliothèque leur serve à correspondre ensemble en écrivant dans ses marges. D’un foisonnement parfois écrasant, le jeu que Dorst et Abrams inventent ici, a-t-on pu leur reprocher sur de nombreux forums, parasite il est vrai souvent la lecture, la rendant difficile à maintenir et par conséquent à comprendre ; mais, plus que tout, il procure dès le début la sensation que chaque avancée n’est jamais sans arrière-pensée puisque rien n’y a été placé au hasard (les documents ont une disposition précise dans l’ouvrage), et qu’en un sens son idée – risquée cela dit – prendrait le pari d’une sorte d’anti-littérature, où la prose déployée ne répondrait à aucune autre espèce d’expression que celle de son intrigue méta. Avec leur idée d’un objet recréé de toutes pièces, le titre choisi par les auteurs pour leur livre fictif tombe sous le sens : le bateau de Thésée, dans l’antique cité d’Athènes, fut en effet à l’origine d’un débat sans fin lorsque son auguste héros revint vainqueur de son combat contre le Minotaure, et que les habitants, en voulant préserver son navire, en restaurèrent chacune des planches au fil des ans au point que ne subsista plus aucun élément de l’embarcation d’origine.

S. procure dès lors le sentiment de retrouver selon un schéma inversé les nombreux livres réels disséminés par le passé dans la série Lost (du même Abrams), et qui avait pris soin de décliner durant six saisons un véritable jeu de pistes identitaires par le choix des références littéraires placées entre les mains de ses différents protagonistes. Ouvrir à présent Le Bateau de Thésée, c’est ouvrir un livre venu depuis l’autre côté de l’écran et qui aurait atterri dans la vie réelle. Il semble intentionnellement fait de cette même matière, de ce même magma déjà présent dans Lost (mêlant littérature populaire et confidentielle), rejouant ici, dans le cas de S., le style très classique et les codes du roman d’aventure ou d’apprentissage – excepté que l’enquête de son couple d’enquêteurs n’est là que pour davantage en exacerber la dimension exégétique qu’est supposé offrir le livre de Straka. Jen et Eric ne sont alors qu’une preuve supplémentaire, une des nombreuses preuves matérialisées du secret que le livre renferme, tout comme il prétend en fournir beaucoup d’autres : c’est sans doute pourquoi les échanges à propos de leurs recherches prennent le plus souvent la forme d’une discussion dans laquelle se livrent moins des idées que des impressions ou des commentaires.

Sawyer , au calme…

L’acte de ruminer est, jusque dans son principe narratif, inscrit au cœur du livre. Celui de Straka raconte l’histoire de S., jeune homme amnésique embarqué à bord d’un navire à l’équipage étrange et monstrueux, cherchant à retrouver qui il est. Au verso du coffret, sur le cachet illustré par un immense voilier, une phrase sert d’avertissement au lecteur: « Ce qui a commencé dans l’eau s’achèvera-là, et ce qui s’achève là recommencera ». Construit en spirale, les strates des différentes enquêtes menées en binômes (S. et Sola puis Jen et Éric), à la fois dans et en dehors de la diégèse du Bateau de Thésée, fournissent comme une image concentrique des identités après lesquelles court le roman (il y a S. mais aussi Straka ou encore sa traductrice). L’ « auteur » se retrouve être cette figure invisible offerte à tous les retournements possibles, non pas synonyme d’autorité ou de parrainage – à quoi il peut être d’ordinaire rattaché – mais plutôt de rumeur et de dislocation, empêchant dans le panel des temps et des mues proposés par son dispositif tout mécanisme d’identification, qu’ils s’agissent de ses personnages comme de ses lecteurs. S. s’applique pour y parvenir à faire de cette recherche une expérience physique, celui d’une confrontation des fictions (qu’inclut le mensonge sur sa nature) et d’un visage (le nôtre, le seul parmi les masques et les faux-semblants qu’il contient) face aux déguisements des mots. S., le personnage central du roman de Straka (et qui donne son titre au roman d’Abrams et Dorst), est donc à la fois celui par qui on entre dans cette aventure et celui qui pose la base des intrigues successives. Il est un écho par ailleurs lointain et subtil au Richard de la série d’Abrams et Lindelof qui, partant d’un personnage réaliste, secondaire, se révélait être celui extérieur à l’île qui y avait séjourné le plus longtemps, traversant en définitive tout son récit. Échoué sur l’île à bord d’un bateau, le « Black Rock », sur lequel il fut enrôlé de force, l’épave sera retrouvé dans les premières saisons et son histoire révélée que bien plus tard dans la série, jetant la lumière sur les 140 ans d’existence de son prisonnier. S. semble vouloir, avec des moyens plus modestes, tracer une histoire étendue, aussi vaste qu’elle serait épique mais en la traçant d’un point de vue strictement analytique par les strates d’interprétations et de spéculations qu’elle recouvre, imaginant pour ce faire ses lignes écrites en 1949 où les querelles d’universitaires et de spécialistes qu’il semble depuis susciter retombent à leur tour parmi les marges de cette histoire d’amour presque trop évidente entre Jen et Eric.

S. désire tout autant, et cette ambition saute partout aux yeux dans le livre, contenir toute l’eau de la mer dans une bouteille. Il le désire ici en misant du côté de ses énigmes cryptiques, de son mystère encore irrésolu et ce malgré les nombreuses thèses, essais, complots dont il semble pourtant faire l’objet. Comme Lost, avec qui il partage quelques troublantes ressemblances, S. propose une carte pour se perdre. Comme Lost enfin, accepter son mystère fait partie intégrante du schéma de lecture pour en apprécier à la fois l’objet et le rôle qu’on nous laisse y jouer. On ignore ainsi comment le lire, par le lire puisque son principal ressort consiste, nous le disions, à recouvrir une énigme par une autre, une exégèse par une autre, multipliant différentes temporalités d’analyse (différenciables par les couleurs des stylos employés) à l’instar de sa panoplie de documents, de photos et d’accessoires déposés entre ses pages. Il y a donc une ambition tout à fait consciente de vouloir emboiter les récits, de les plier les uns sur les autres, pareilles à certaines idées avec lesquelles semblent construit le livre et qui consistent à sans cesse déplacer le centre vers lequel il cherche à nous amener en recouvrant habilement le mystère à l’aide de l’objet, le factice avec l’enquête et la clarté avec l’abondance. Au bout de cette centrifugeuse ne subside que nous, ironiquement, à pouvoir en pointer l’ombilic.

Les bateaux de Thésée.

“J’ai commencé à me dire que le mystère était plus important que la connaissance. […] Il y a ce que vous pensez obtenir, puis ce que vous obtenez en réalité.”

— J.J. Abrams

Abrams, toujours dans sa conférence à TED, a pu dire combien il aimait l’imprimerie, ses machines, le papier, mais aussi comment, enfant, son grand-père lui avait transmis ce plaisir de démonter les objets pour voir de quoi ils étaient faits et, de la sorte, permettre d’en appréhender leurs fonctionnements. Raisons pour lesquelles Abrams a avant tout cette âme de concepteur qui l’a amené à avouer à propos de ce livre – et par le passé avec la série Lost – en avoir seulement eu l’idée avant de dégoter celui, ou ceux, qui serai(en)t à même de la concrétiser (ici Dorst ; autrefois Lindelof et Cuse pour sa série télé). D’où peut-être le besoin qu’il a de faire des objets équivoques, qui se dérèglent, qui échappent à leur créateur (qu’il soit fictif ou non), qui s’écartent d’une logique mécanique (qui tournent soit à vide soit à plein régime), qui ne s’arrêtent jamais. Il l’avoua lui-même : « J’ai commencé à me dire que le mystère était plus important que la connaissance. […] Il y a ce que vous pensez obtenir, puis ce que vous obtenez en réalité ». S., vous l’aurez compris, ne se résout pas en lisant ses dernières pages ; il semble plutôt s’attacher à créer un genre, qu’en nous aidant d’un néologisme barbare l’on pourrait désigner du terme de « sur-fiction », et dans laquelle le livre, en déployant une esthétique de la fausse piste, relèverait à la fois de l’objet, de l’indice et du puzzle ; où les traces laissées à l’attention du lecteur empêchent de tout à fait le considérer comme un livre qui n’aurait qu’une histoire à raconter – en tout cas dont ce serait le but premier – mais plutôt de penser sa dynamique à la manière d’un parcours, d’un programme. Dans cette perspective, cela reviendrait finalement à élaborer une trajectoire commune, d’une démence moindre toutefois, à celle qu’emprunta le personnage de John Trent dans le film L’Antre de la folie de John Carpenter (1994) – les influences Lovecraftiennes étant d’ailleurs plus qu’explicites dans les deux œuvres.

Il semble donc impossible à première vue de raconter S. On en dirait à chaque fois trop ou trop peu, surtout lorsqu’aux yeux de Dorst ou de Carpenter, on sent que le lecteur est avant tout assimilé à quelqu’un d’incrédule, quelqu’un à qui l’on fait payer cher sa folie qui consiste à refuser de voir l’importance de la fiction dans sa vie – et le lecteur de S., soyons honnêtes, se pose souvent des questions sur l’arnaque ou non de ce qu’il a devant les yeux et entre les mains. Il est fascinant de constater combien L’Antre de la folie s’amusait lui aussi, dans sa dernière séquence, à renvoyer sa fiction au rang d’objet transitionnel de la malédiction qu’il mettait en scène. Pour rappel, il s’agissait pour Trent (joué par Sam Neil) de retrouver un auteur de livre d’horreurs à succès, Sutter Cane, dont les livres possèdent le pouvoir de tourmenter jusqu’à leur faire perdre raison ceux qui en feraient la lecture. Interné et racontant son histoire, Trent attend donc que la terrible prophétie de l’ultime livre de Cane prenne enfin le dessus sur la réalité. S’échappant de l’asile, il termine son errance dans un cinéma où, revoyant le film auquel nous venons d’assister, il rit à pleine gorge en de grands rires hystériques et inquiétants en se voyant soudain sur l’écran. Le film, par son mind-fuck ultime, cherche peu à peu à nous faire oublier qu’il débute par l’asile et n’en constitue point son aboutissement dramatique : Trent y est amené en camisole puis questionné, moment où il livre alors son récit, sa version des faits. S. fonctionne sur un principe identique : il cherche à raconter cette histoire qu’il sait d’ailleurs impossible à narrer, alors sur laquelle viennent s’ajouter celles des autres, ces autres qui deviennent, bien entendu, de plus en plus étrangers à la fable initiale. Il nous fait rentrer dans ce cercle infernal où tout le monde sait quelque chose mais où, en fin de compte, personne ne sait rien. Reste l’ultime échappatoire envers un roman qui nous plonge alors parmi les délires et les hallucinations d’un grand Styx dévorant : accepter l’idée, et de toutes ses forces, que l’identité ne sera jamais autre chose qu’une invention en sommeil. Et que pour en rêver l’accès, un simple hiéroglyphe incurvé y suffit.


J.J. Abrams & Doug Dorst | S.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Filippini et Jean-Noël Chatain
Michel Lafon | 2014 | 416 p.