Hors du labyrinthe ? |
La Maison des feuilles est sans aucun doute le plus important premier roman publié aux États-Unis dans les dix dernières années du vingtième siècle. C’est un livre puissant, fascinant. Une histoire totalement chaotique, un labyrinthe de mots, de pistes, de faux départs. Je l’ai lu à sa parution française, il y a déjà cinq ans. À l’époque, je ne me suis pas lancé dans une analyse sur le livre, une recherche des éléments disséminés ça et là, dans le jeu de piste complexe initié par l’auteur : je me suis contenté de me laisser porter par la narration et par la mise en page. Cela ne m’avait pas empêché de trouver ce livre excellent. C’est admirable en soit : il est rare de trouver un livre qui soit aussi gratifiant pour un lecteur attentif que pour un lecteur véritablement minutieux, voir obsédé par l’œuvre.
Il y a une semaine maintenant que Only Revolutions, le deuxième roman de Mark Z. Danielewski, est disponible dans le commerce. Avant la lecture, les questions étaient nombreuses. Elles ne portaient pas tellement sur la capacité de Danielewski à écrire une œuvre de qualité, mais plutôt sous quelle forme elle se présenterait. Il aurait sans doute pu être fortement tenté de faire encore plus complexe graphiquement que La Maison des feuilles, de rentrer dans une sorte de surenchère. On pouvait penser, au contraire, que le vrai courage, la véritable expérimentation, serait pour Danielewski de fournir une histoire traditionnelle, dans une forme traditionnelle. On peut maintenant dire qu’il a heureusement ignoré ces deux tentations.
Pourtant, lorsque l’apparent sujet du roman a commencé à se répandre au-delà du cercle des aficionados, on aurait pu penser à un virage vers le normal, l’habituel. Comme il est si bien écrit sur la jaquette du livre, il s’agit de l’histoire de l’amour fou entre Sam et Hailey, deux fugueurs de 16 ans.
Graphiquement, c’est également plus simple, moins varié que La Maison des feuilles. Le texte se lit entre l’histoire vue par Sam et celle vue par Hailey. Les pages sont divisées en deux, entre la version de l’un et celle de l’autre. La première page de l’histoire par Hailey correspond à la dernière de celle de Sam. La taille du texte change au fil des pages.
Stylistiquement, le texte se présente sous la forme d’un long poème en prose. Il y a de superbes phrases, des moments chantants et enchantés. Dans les pires moments — et il y en a —, on a l’impression de lire un mauvais rap. Les meilleurs passages évoquent, selon certains critiques, Joyce. Pour ma part, ça évoque plutôt le John Barth du Sot-weed factor et de Giles goat-boy. On y retrouve le même genre de langue, de ton, la même créativité, particulièrement dans les scènes de sexe.
Derrière l’apparente simplicité de la mise en page comme de l’histoire se cache en fait un livre aussi complexe que La Maison des feuilles. C’est certain, Hailey et Sam sont sur la route, y font de mauvaise rencontres, dégotent des petits jobs pour survivre quelques jours de plus, ce n’est que du déjà lu. Mais voilà, c’est alors qu’on prête attention à la chronologie qui figure au côté du récit, aux différences entre les deux histoires lues en parallèle, à ce US que je n’arrive bizarrement pas à lire autrement que U.S., à l’éternel retour de situations et de personnages, à ce always qui est écrit allways, ce alone qui est écrit allone. Et puis la fascination pour le cercle et pour l’infini — 360 pages à lire par tranches de huit… —, et puis…
Au-delà de la première lecture, il y a toutes les lectures que vous pouvez faire ensuite. Si vous avez lu huit pages d’un des personnages, puis retourné le bouquin pour lire huit pages de l’autre récit — comme il est d’ailleurs recommandé —, vous pouvez toujours vous y replongez en recommençant la lecture par l’autre personnage. Ou en cherchant les connections entre l’historique et la narration, ou entre la moitié supérieure de la page et la moitié inférieure. Ou les divergences entre les deux visions. Ou en essayant de comprendre pourquoi les voitures dans lesquels Hailey et Sam se déplacent changent perpétuellement. Ou essayer d’éclairer votre lecture par les faits bruts : 360 pages, 122 988 mots, 360 mots par page…
La où La Maison des feuilles forçait le lecteur à se gratter la tête, à faire un effort, Only Revolutions ne fait plus qu’inciter. Et c’est peut-être là le problème : on peut lire l’histoire en ligne droite — impossible pour le précédent — et refermer le volume en se disant « aventure banale, écrite de manière originale, avec une jolie mise en page. Rien de plus ». C’est une erreur, mais j’ai tout de même l’impression que si La Maison des feuilles a transformé une série de lecteurs presque à leur corps défendant, ce ne sera pas le cas cette fois-ci. Il faut le vouloir vraiment pour effleurer la richesse de cette œuvre. Un livre pour les séduits plutôt que pour ceux qu’il reste à séduire ?
Mark Z. Danielewski | Only Revolutions
Pantheon Books | 2006 | 360 p.