QFFC | Jérôme Lafargue

Le Questionnaire du Fric Frac Club |

Sur le site de Quidam, son éditeur, on trouve la notice suivante :

De Jérôme Lafargue on peut dire qu’il est né dans les Landes en 1968, qu’il a fait diverses choses avec nonchalance avant de s’établir pour donner le change. Cependant, lire, bayer aux corneilles et écrire restent ses activités favorites. Il est persuadé d’avoir des tas d’idées formidables, comme cette Encyclopédie sans queue ni tête qui finalement ne verra pas le jour, remplacée par le fameux Légendes et récits de Lou Jafarmegree, œuvre au long cours qui sera publiée sans doute après sa disparition.

Loin d’être un expérimentateur ou savant-fou littéraire, Jérôme Lafargue, incontestablement excellent conteur à l’écriture minutieuse et aboutie, a cependant construit deux romans (L’Ami Butler, 2007, et Dans les ombres sylvestres, 2009) qui jouent finement sur la relation entre réalité et fiction, et, se basant sur des structures élaborées, réservent au lecteur d’essentielles questions sur la littérature, entre les lignes de ses textes.

Nous lui avons adressé notre questionnaire auquel il a accepté de répondre.


Que ferez-vous lorsque plus personne ne lira de livres ?

Je ne sais pas. Tout dépendra des circonstances pour lesquelles on ne lit plus. On peut imaginer des tas de causes : interdiction autoritaire (là je continuerai d’écrire par défi) ; disparition de tous les supports techniques modernes, du papier à l’écran (et je me lasserai assez vite je crois d’écrire sur les murs avec du silex !) ; démonstration du pouvoir nocif et subversif de la lecture (une bonne raison de persévérer !) ; mort subite du lecteur (il faudra bien choisir ses cibles !)

Le premier souvenir (ou émotion) littéraire ?

La première émotion, c’est Martin Eden, de Jack London, dont j’ai lu tout ce qui a été traduit (au moins tous les volumes publiés par Bouquins). Il est le seul auteur pour lequel j’ai une vraie admiration, qui ne tolère aucune restriction ni critique ! Martin Eden était le livre préféré de mon père. Il est aussi devenu le mien. On y trouve les dernières phrases les plus merveilleuses et les plus angoissantes de la littérature mondiale. Rien de moins. « Et tout au fond, il sombra dans la nuit. ça, il le sut encore : il sombra dans la nuit. Et au moment même où il se sut, il cessa de le savoir » (traduction de Claude Cendrée). Le texte original est plus brutal peut-être : « And somewhere at the bottom he fell into darkness. That much he knew. He had fallen into darkness. And at the instant he knew, he ceased to know ». Je n’ai lu Martin Eden qu’une fois, à l’âge de dix-sept ans — un âge comme un autre pour feindre de tout comprendre avec arrogance. Rien ne permet d’affirmer que je le relirai un jour.
L’écriture y est simple, l’histoire facile à comprendre, et pourtant la somme de souffrances qui y est contenue est hallucinante. Je n’ai jamais rien lu d’aussi puissant sur les frustrations de l’écrivain. Seul Larry Brown peut-être, dans sa nouvelle ahurissante 92 jours, parvient aussi bien à rendre vivante cette maladie qui ronge les entrailles de celui qui ne peut plus s’empêcher de noircir des pages et des pages dans l’espoir de — mais l’espoir de quoi justement ? Brown conclut d’ailleurs sa nouvelle d’une façon rappelant étrangement Martin Eden : si le héros de 92 jours ne meurt pas, il est en revanche encore loin du succès, et il dit à propos de la fin de l’histoire qu’il écrit « Mais ce que je savais, c’est qu’il me fallait le savoir » (traduction Pierre Furlan). Martin Eden est un horizon indépassable, et seuls des spécimens aussi foutraques que Larry Brown peuvent s’en approcher. C’est dit.
J’aime et vénère ce livre comme mon père l’aimait, non dans un désir simpliste de lui être agréable, mais parce qu’il y a eu cette étincelle qui m’a fait sombrer dans le ravissement le plus total. Pourquoi ce bouquin et pas un autre ? Depuis, j’en ai lu des mieux écrits, des mieux construits, des plus intelligents peut-être, des plus poignants aussi sans doute, mais je défendrai celui-là bec et ongles. Je n’en collectionne pas les exemplaires, je n’ai pas la version américaine, je ne fais pas partie d’un quelconque fan club. Ce qui me lie à ce livre est au-delà de toute explication sensée, et d’ailleurs je n’en veux pas, même si je commence à en tirer quelques-uns des fils depuis que j’écris.
L’exemplaire que je possède, je l’ai volé à mon père. Je ne doute pas qu’il s’en soit rendu compte, obsédé de l’ordre qu’il était. Mais il ne m’en a jamais rien dit. L’espace laissé par ce vol dans les rayonnages est encore là. Il est un des multiples signes qui m’aident à ne pas l’oublier. Mon père a également choisi de devancer l’appel. Bien qu’ayant eu recours à un moyen différent, il ne s’est, comme Martin Eden, laissé aucune chance.
Sans doute y aurait-il beaucoup à dire sur ceci — sans parler du fait que mon fils se prénomme Martin, bien que je n’aie fait le rapprochement que bien des semaines après sa naissance…
 
Que lisez-vous en ce moment ?

Je viens de terminer Paterson, de William Carlos Williams. Et j’ai enchaîné par un polar de Ian Rankin, Traques, classique mais pratique pour les voyages en voiture sur des routes cabossées : sauter quelques passages n’est pas très grave !

Quels sont les auteurs que vous avez honte de n’avoir jamais lu ?

Aucun vraiment. Ce n’est pas ça qui me meurtrit, c’est plutôt le nombre si faible de livres qu’il me reste à lire. J’en ai fait le compte un jour, en me donnant une espérance de vie déraisonnable et en tablant sur une moyenne haute de 150 romans, recueils de nouvelles ou de poésie par an. J’ai déprimé pendant quelques heures !

Suggérez-moi la lecture d’un livre dont je n’ai probablement jamais entendu parler.

Ouh là ! Peut-être ceux édités par Plein Chant, qui fait des livres magnifiques ?

Le livre que vous avez lu et que vous auriez aimé écrire ?

Je ne suis ni jaloux ni envieux. Quand je lis un livre qui me touche, je suis juste content qu’il existe. J’espère seulement pouvoir provoquer ce même sentiment avec mes propres livres.

Quel est le plus mauvais livre que vous ayez lu ?

Depuis peu, je ne vais plus au bout des livres qui m’enquiquinent ou que je trouve mal écrits. Avant je m’y obligeais, même en diagonale. C’est finalement une perte de temps. Avec le temps, les goûts s’affinent et il m’arrive de moins en moins de tomber sur un livre inintéressant (de mon point de vue). Il n’y a pas de « plus mauvais livre » en particulier, juste quelques consternations et beaucoup de rigolades !
 
Quel est le livre qui vous semble avoir été le mieux adapté au cinéma ?

Aucune idée, sincèrement. Je ne suis pas suffisamment cinéphile pour pouvoir répondre intelligemment.

Écrivez-vous à la machine, avec un ordinateur ou à la main ?

J’écris la plupart du temps à l’ordinateur, je corrige à la main. Il m’arrive de temps en temps d’écrire quelques petits bouts à la main, mais si je m’applique au début, je deviens vite illisible !

Écrivez-vous dans le silence ou en musique ?

Il n’y a pas de règles. Tout dépendra de mon état d’esprit, ou de la tonalité de ce que j’écris. Le genre de musique diffèrera aussi pour les mêmes raisons (beaucoup de rock, de pop, de musique classique, de reggae, de musiques africaines, très peu de jazz, quasiment pas de variétés).

Qui est votre premier lecteur ?

Ma femme.
 
Quelle est votre passion cachée ?

Ne rien faire et rêver, de préférence en pleine campagne ! Sinon, je me suis promis de progresser en surf une fois que je serai rentré du Kenya (où quelques vagues m’ont échappé cet été, mais rien ne les laissait supposer et il n’y avait aucune planche à des milliers de kilomètres à la ronde, et je suis bien incapable d’évider un bout d’arbre à l’arraché !). Le surf est la seule activité où je ne pense à absolument rien d’autre qu’à ça.

Qu’est-ce que vous n’avez jamais osé faire et que vous aimeriez faire ?

Des tas de choses, que je réserve pour une prochaine vie, car dans celle-ci je suis réservé de nature, ironique, et trop conscient de ma violence naturelle.