Steve Erickson | Radio Éthiopie

Steve Erickson n’est pas Jésus. Pas encore. |

La Nature, qui a une sainte horreur du vide, a très longtemps laissé entendre que Steve Erickson serait le prochain à s’asseoir sur le trône laissé vacant par un DeLillo en roue libre depuis Outremonde et par un Pynchon que ce genre d’accessoire n’a jamais intéressé. J’imagine qu’à l’heure qu’il est Erickson lui-même ne doit pas être très jouasse à l’idée d’être couronné ainsi, par dépit. Son premier roman, Days Between Stations, avait reçu les honneurs d’un blurb du Pynch’ sans que cela n’en fasse rien d’autre qu’un héritier secret et réservé, une sorte d’auteur culte, en d’autres termes, un auteur peu lu. C’est que Steve Erickson ressemble un peu à ces cadets perdus au milieu de la portée. Trop jeune pour traîner avec les grands (Pynchon, DeLillo, Barth), mais trop vieux pour faire partie de la nouvelle génération dorée (Bret Easton Ellis, David Foster WallaceFranzen…). Un entre-deux sans doute commercialement compliqué qui, vu de chez nous, est encore plus flagrant. Seuls quatre de ses romans étaient (presque) disponibles jusqu’à ce qu’Actes Sud publie Radio Éthiopie, laissant une grande partie de son oeuvre encore inconnue aux lecteurs français. Et si on pouvait espérer que le succès de ce dernier roman lance véritablement la machine à traduire du côté d’Arles on risque peut-être d’attendre encore un peu. Moins évident et bancable que son prédécesseur (l’excellent Zéroville dont on avait fait l’un de nos romans préférés de 2010Radio Éthiopie est un livre dense, complexe, dont la linéarité éclatée risque d’en dérouter plus d’un. Qu’importe. Vive les héritiers foireux !

La première page s’ouvre sur une scène pas loin d’être inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO : la victoire à la présidence des États-Unis d’un « hawaïen noir qui porte un nom swahili » dans une ville qui, quarante ans auparavant, avait connu de terribles émeutes… Vous avez reconnu « Barack Obama » ? Vous avez trouvé « Chicago » et « 1968 » ? Les périphrases sont de sortie, on est bien dans un roman de Steve Erickson. Zan, romancier en cale sèche, confus, Dj amateur sur une radio californienne émettant d’un resto latino et sa femme Viv, photographe dépouillée, chevelure turquoise, sont devant leur poste de télévision et veulent voir dans l’élection d’Obama l’espoir d’un accomplissement démocratique disparu corps et biens avec l’arrivée de Nixon (souvenez-vous Hunter S. Thompson : « On pouvait allumer des étincelles partout. Il y avait ce sentiment extraordinaire que quoique nous fassions c’était juste que nous étions en train de gagner et ça, je crois, c’était la force qui nous poussait. Cette sensation de victoire inévitable sur les forces du vieillissement et du mal. Notre énergie débordait par-dessus tout. Nous avions un élan formidable. Nous surfions sur la crête d’une vague très haute et très belle. Alors maintenant, moins de cinq ans après, vous pouvez aller sur le sommet d’une colline escarpée de Vegas, regarder vers l’ouest et si vous avez le regard qu’il faut vous pouvez voir la ligne de partage des eaux et de la terre, l’endroit où la vague a fini par déferler et opérer son reflux. »). Ce rêve évaporé des sixties demeure un souhait authentique pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs enfants, Parker, 12 ans, et Saba, une petite éthiopienne de quatre ans. À cours d’argent Zan accepte de participer à une conférence qui doit se tenir à Londres et dont le sujet porte sur AhAh ! la fin programmée du roman. De son côté Viv décide de retourner retourner en Éthiopie afin de retrouver la mère biologique de Saba. Et puis, à un moment donné, tout le monde disparaît.

Radio Éthiopie est un livre coupé en deux avant d’être tout bonnement dispersé aux quatre vents. Une première partie posée, programmatique, presque routinière. Et alors qu’on croyait à l’empâtement irréversible de l’histoire voilà que surgit Bobby Kennedy qui, par son sacrifice absurde, ouvre le roman aux principes de la relativité restreinte. À partir de ce moment, rattaché de façon incroyable au sillon principal du livre, tout bascule à la renverse, tempsespaceperception, et s’étire en différents points d’horizons d’abord confus, puis, proches d’une certaine compréhension intuitive. Sans doute qu’arrivé là on pourrait admettre que l’unique chose, la seule véritable chose que Pynchon et Erickson partagent est cette infatigable désir de courir (trouver ne sert absolument à rien) après une révélation secrète enfouie dans le noir, décrivant l’état psychique d’un monde où se mêle la Grande Histoire et la petite, culture classique et culture pop, paranoïa ordonnée, temps désarticulé…

“Soudain ça paraît absurde. Soudain Zan, gisant sur le trottoir, est persuadé qu’à l’instar du personnage de son nouveau et parfaitement médiocre roman, il a été projeté à un autre point dans le temps, sauf qu’il s’agit d’un autre présent plutôt que du passé ; qu’il a été emporté et déposé dans un fracas de voix disant des choses qui n’ont pas été dites mais seulement envisagées […] et qu’en vérité rien de sa vie n’est plus réel, si tant est que cela l’ait été.”

Le titre original du livre, These Dreams of You, vient d’une chanson que Van Morrison a écrite après avoir fait un rêve dans lequel Ray Charles se faisait assassiner. Le passage est assez important pour qu’on ait pu imaginer garder le titre tel quel. Mais c’était sans compter les jeux subtiles de traduction et la petite Saba, son étrange musique et cette faculté innée qu’elle a de prolonger les ondes radio autour d’elle. Radio Éthiopie donc. On passe de Van Morrison à Patti Smith, estompant un peu cette réverbération continue qui se trouve au coeur de la structure, cette prémonition nocturne, un oracle décalé, reporté puis répété comme le sont les séquences qui, misent dans n’importe quel sens, font la vie de Zan. Tout est résonances acoustiques, spectres lumineux. Comme le disait François à propos de Zéroville : « chaque scène anticipe et réfléchit chaque scène. » À ceci près qu’ici toutes les scènes semblent se jouer en même temps et brouillent l’idée d’un récit valide.

Car Zan écrit son propre roman – eh oui – lequel partage d’étranges échos prémonitoires avec son histoire personnelle. Quelque part au milieu de l’Atlantique, un homme recopie un livre qu’une jeune-femme a laissé près de lui alors qu’il gisait, presque mort, dans le métro de Berlin. Ce livre c’est l’Ulysse de Joyce. Les habitudes protocolaires étant ce qu’elles sont, chez Erickson ça devient « le livre qui devait bouleverser le XXème siècle », Molly Bloom étant « la femme qui dit le plus grand « oui » de l’histoire ». Un écrivain, donc, se fait tabasser à Berlin et se réveille avec le manuscrit encore non publié d’Ulysse. Il veut damer le pion à Joyce. Ça se passe en 1919, trois ans avant la publication du roman, mais rien n’est moins sûr. La chose est peut-être déjà arrivée sur la côte ouest des États-Unis et l’histoire se déroulerait en 1904, à Los Angeles. Le personnage s’appellerait… Bloom, Zoom, non… Doom. La date pourrait être 1989 après tout. Pourquoi Erickson fait-il joujou avec la métrique de Schwarzchild ? Qual è il messaggio ? Certainement pas que le premier trou de balle venu aurait pu écrire Ulysse, par contre, il est fort possible que Joyce n’en soit pas vraiment l’auteur (ce qu’il n’est pas si on réfléchit bien) et sans doute même que le grec à qui il a piqué l’idée de cette ballade sans fin bla bla bla… Enfin bref, vous voyez jusqu’où on peut aller comme ça. La manière dont « écrire » devient « réécrire » semble littéralement s’incarner dans les lois physiques qui se distordent sans arrêt. Au final, qu’en est-il d’Erickson ? Le sujet de la conférence que Zan doit tenir est sans doute posé là comme une pierre blanche sur le chemin. Lors de son intervention l’authenticité du récit, de l’oeuvre écrite y est remise en question jusque dans ses fondements bibliques (on a déjà vu ça chez un autre héritier secret, culte et peu lu de Pynchon : Edward Whittemore), ramenant jusqu’à lui les échos d’une reconnaissance gaddissienne à peine troublés.

Radio Éthiopie est un beau livre, d’une extrême densité, pas forcément concerné par ce qu’on pourra en dire ou en penser. Je vais donc m’arrêter là. Mais il sera dit qu’Erickson est un auteur qu’il faut lire et, dans la mesure du possible, relire et qu’il serait peut-être temps de lui accorder toute la place qu’il mérite sur nos jolies Billy. Un mec avec une tignasse pareille… 


Steve Erickson | Radio Éthiopie
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude
Actes Sud | 2014 | 320 p.