Thomas Pynchon | Against the day

Garçon, une absolut aux quaternions, s’vous plaît. |

Le Roi est mort. Vive le R—’ai fini Against the day.
Mais pourquoi donc lire ATD ?

Parce que :
• c’est drôle.
• c’est intelligent et plus encore.
• amazon.com le fait à 10,50 au lieu de 35$.
• on y trouve des gens qui disent « Sodomizing idiots has never been my cup of tea. » ou « Tengo que get el fuck out of aquí. ».
• il y a la guerre et des explosions dedans. Et même des meurtres.
• c’est un magnifique roman.
• ça améliorera votre anglais.
• ça parle de Shambhala (beaucoup) et de pierre philosophale (peu).
• il y a du sexe.
• comme chez Philip Pullman on a des mecs dans un ballon qui vont dans la glace.
• de même une matière permet de voir ce que l’œil seul ne peut percevoir.
• cela de se répercuter sur l’ensemble du roman en oubliant la pierre en question (de l’iceland spar).
• c’est long à lire.
• il y a un personnage qui s’appelle Sophrosyne Hawkes.
• on y trouve entre autres des pirates, des anarchistes, des magiciens, des magnats de tout et de rien, des photographes, des mathématiciens, des explorateurs, des imposteurs, des scientifiques, des gens plus ou moins venus du futur, des diplomates, des espions, des détectives, des cow-boys, des bordels, des chiens qui parlent (en faisant Rff-rrf rfff rfrfrr), des femmes de ménage, des étudiants, des moguls, des golems, des mongols, des scientifiques encore, des cuisiniers, des technocrates, des mexicains, des archiducs, des actrices, des cascadeuses, des poseurs de rails, des tatzelwurms, des princesses, des transformistes, des enfants, des foies jaunes, des moines, des joueurs d’ukulélés.
• on trouve le mot Jacaranda dedans.
• c’est ponctué de jeux de mots ridicules.
• le roman est parsemé d’idées scientifiques incompréhensibles pour le commun des mortels (c’est-à-dire les blaireaux des mathématiques), très enthousiasmantes à l’époque et encore aujourd’hui.
• c’est ce qu’on a peut-être raté.
• c’est en quelque sorte un inventaire de choses qui n’ont pu aboutir.
• il y a des gens qui se dédoublent sans trop qu’ils le sachent et qu’on le sache non plus.
• il est aisé de s’y perdre et d’en redemander (d’où le fait que la longueur du bouquin ne soit pas un problème), de—presque—ne pas vouloir le finir.
• Parce que c’est lumineux et d’autres choses encore.

On peut d’ailleurs ajouter que si vous avez des vieux cahiers de brouillons dont vous ne savez que faire, utilisez-les, ça peut être pratique d’en noircir (ou bleuir) quelques pages au fil de la lecture, ne serait-ce que pour noter les noms des foules de gens qui peuplent Against the day.

Avec un petit peu de recul et avec l’impossibilité (mon incapacité) de résumer convenablement le bouquin tant les histoires se croisent et se subliment entre elles (et puis… après tout, résumer ce genre de chose ne m’a pas l’air d’un intérêt foudroyant), reste un fait, gros comme une maison ; Against the day est imposant. Être exhaustif sur toutes les raisons, épuiser l’ensemble des points qui font apprécier ce titre est une entreprise bien trop longue, je suis [un] feignant. Quoi qu’il en soit, Thomas Pynchon offre une fois de plus un mélange de sérieux total, d’érudition pervertie (dans le sens que la réalité admise côtoie les idées les plus absurdes et/ou originales) sur des sujets scientifiques, historiques et politiques, économiques, sociaux, écologiques, les uns étant contenus dans les autres et inversement, une lucidité certaine sur le monde et ce qu’il est devenu (le personnage de Scarsdale Vibe, le gros méchant de l’affaire, n’a pas de profondeur ni de côté double, et en dehors de la facilité de l’affubler d’un manque de profondeur, il symbolise finalement assez bien ce qui peut-être se passe et surtout se passait vraiment ; S. Vibe est un symbole avant d’être réellement quelque chose d’autre) avec un humour, un absurde de certaines situations, allant du ménage à trois aux flirts basés sur les mathématiques. Avec la fin s’approchant on note une symétrie plus ou moins établie, les personnages vus dès le début du roman et partis depuis (retrouvés au coin d’un chapitre ou deux entre-temps) sont retrouvés, même un timbre (un « Penny Black », page 1083) rejoint le nom de quelqu’un évoqué mille pages plus tôt (Miss Penelope (« Penny ») Black, page 18), comme un clin d’œil qui se referme, on sent une certaine volonté d’ordonner tout cela, ou plutôt d’achever l’ordre qui a toujours été présent, l’architecture du roman, après les lignes diverses, asymptotes et paraboles, spirales et parallèles empruntées par les dizaines de gens rencontrés au fil de pages ; une fin qui répond au début, qui n’est pas une fin en soi, qui ne joue pas dans l’excès inverse en étant ouverte en diable ; une fin peu abrupte, dans la continuité d’une ligne de personnages qui par détours et cassages ont lutté contre une autre ligne formée d’une minorité hurlante, un monde double où la réalité du roman va se nicher dans quelque repli ou extension d’elle-même ; une fin qui sonne peut-être la fin de l’œuvre écrite de Pynchon dans une phrase magnifique, magique, quatre mots qui rejoignent la première phrase du roman dans la thématique en s’en éloignant radicalement sur le sens (pas tant que ça peut-être), qui fait vivre le roman pour lui-même.
Je ne peux pas réellement prétendre être perdu, un peu seul, après avoir refermé la dernière page du probable dernier roman de Thomas Pynchon, étant donné que je n’ai pas encore lu Vineland, Mason et Dixon (ni même son recueil de nouvelles de jeunesse ; Slow Learner), que je lirai et relirai probablement, mais reste cette sympho- qui redevient cacophonie en rangeant le volume, ce retour à plus grand-chose, la perte de la magie de la réalité qu’on devra retrouver petit à petit.

Toute une magie dans la multiplication des points de vue, en passant d’un personnage à un autre, d’une partie à un autre, la beauté (à quelques choses (au pluriel) près je lâchais une lâche larme) de la fin de la quatrième partie, l’arrivée de la cinquième après une vraie pause, un jour plus tard, ne faisant que vingt pages (d’un côté) et voulant faire durer le plaisir (de l’autre), se replonger tardivement dedans pour découvrir qu’on y avait raté quelque chose, comme on le fera, lisant quelques pages par-ci, par-là, évoluant en trompettant au milieu de paragraphes plus ou moins volubiles, cherchant détail anodin, bénin, chafouin, allusif ou extensif, reliant les personnages qui reviennent à leurs histoires passées, elliptiques, folles. Dans son roman où le passé, le futur et le présent n’existent plus vraiment, tous en collision au milieu des feuilles, Pynchon réussit à faire avancer son récit par cahots dans le temps, n’utilisant pas de destruction temporelle, de déconstruction chronologique, (ne l’usant en fait qu’une fois, dans un éclat de rire et un crétin aréopage de voyageurs du temps, qui se réunissent chaque année, leur 23ème session pouvant aisément se dérouler avant la 5ème), par une sorte de non-continuité faite de déchirures à travers le temps, et qui pourtant est totalement cohérente. Et s’il y en a, les solutions se trouvent autre part, sans qu’on ne sache plus si le lieu en question est la Terre ou une Contre-Terre, une Anti-Terre égale hormis quelques petits changements inconnus.

Cette période, cette histoire en marche, cette étendue rapide de la technologie sur le monde ; les trains qui vont de plus en plus loin, trouent les montagnes, un réseau qui toile le monde ; l’électricité qui se démocratise, tout cela, vu du haut, de la position céleste des Chums of Chance, les aéronautes qui ponctuent les pages (et c’est également, voire surtout, pour ça que leur position est bien tournée : ils sont du début à la fin à la limite entre le monde que l’on voit et celui qu’on ne voit plus), voguant à travers les nuages, estomaqués par la nuit qui disparaît petit à petit, assommée par les ampoules, les lumières nocturnes, incarnation d’un progrès démesurément (et c’est là tout le problème, la cohésion manque, personne ne sait ce qu’il fait, mais il le fait quand même, ce personne) assassin (semble qu’on trouve une association entre ça—l’étendue lumineuse de plus en plus dense—et Lucifer—les deux étant « porteur de lumière »s, avec l’idée que tout un chacun se fait de Lucifer, on est vite fixé), encore jeune, qui oublie sa part d’ombre en étant justement de plus en plus éclairci. Aujourd’hui, depuis quelques années déjà, la part d’ombre nous a réellement sauté à la gorge, la bifurcation est ardue. L’engrenage de S. Vibe commence à peine à rouiller que le mécanisme grince.

Si Against the day est peuplé d’anarchistes (convaincus à divers degrés) ayant une idée, ou plutôt des idées autant sur leur rôle que sur leurs actions face au reste du monde, ce n’est pas pour rien ; s’ils ne sont pas les plus efficaces pour faire changer la situation, au moins sont-ils les plus actifs à lutter (contre le jour, justement). Aussi perdus que les autres.
Je l’ai déjà dit un peu plus haut—ce qui ne veut rien dire, étant donné que plus haut j’ai prétendu que ces mots étaient écrits avec recul, et ce n’est pas vrai : ceci est une petite accumulation d’idées simplifiées et peut-être parfois biaisées—, mais Scarsdale Vibe, ainsi que d’autres qu’on ne voit pas, est monolithique, il n’est pas besoin de lui faire se demander si ses actions ont des répercutions terribles sur le monde de demain ou d’aujourd’hui ; il fait ce qu’il fait, sait, est dans un système qui ira de mal en pis mais s’enfonce quand même le doit dans l’engrenage. Tout le système qui consiste à voir dans le roman des personnages et des thématiques doubles ou triples, peut-être plus, parfois errant entre plusieurs versions d’eux-mêmes, ne s’applique à lui seulement dans la mesure où toutes ses versions ne sont qu’une seule et même version, uniformisée, tout à l’opposé d’un spectre qui voit un personnage disparaître puis reparaître avec un physique totalement différent. S’il meurt, tant pis, d’autres prendront sa place, une place semblable, et rien n’est résolu. On peut aussi voir dans la fin du roman quelque chose comme une continuité évidente, les gamins se font, les activités continuent ou non dans le même sens, tout continue, le passage à un autre état que celui présent demandant soit une progression par touches, plus ou moins constante, soit par une collision totale ou une translation directe dans quelque chose d’inconnu, ce qui serait possible avec un progrès qui prétend savoir où il va, ne sait pas comment y aller et se perd en route, comme il l’a toujours fait (avec un objectif Star Wars en sachant bien qu’il y aura un Empereur et un Dark Vador, mais après tout, les guerres dans l’espace, les explosions sans bruits et les milliards de tonnes qui s’affaissent dans le cosmos, ça doit être très joli et c’est pour ça qu’on y court).

Shambala est aussi là pour ça. Cette fameuse cité dont on ne sait rien. Qu’elle ait existé ou non n’est pas le problème. Elle agit comme contrepoint de ce qui est, aujourd’hui. Pynchon ne blâme probablement pas la construction se basant sur la destruction (après tout, il aurait bien l’air d’un con s’il le faisait, toute construction non-mentale (ahah) (et encore) suppose une destruction—même Lavoisier nous le disait), mais un monde où une révolution n’aboutit à rien, fait mouche avant de se faire écraser par manque de cohésion ou que sais-je encore, où une révolution n’a plus que son sens de rotation ; la révolution devient alors la fin d’un tour et le début du prochain, qui est selon toute vraisemblance le même. Re-création d’une histoire, Pynchon ouvre une grande porte vers un autre part. Peut-être est-il dommage que des idées pour réellement concrétiser cet autre part ne soient pas au rendez-vous. Peut-être…

Quand un jeune homme en forme, à un devoir qui s’intitule « What it means to be an american » répond en tout et pour tout « It means do what they tell you and take what they give you and don’t go on strike or their soldiers will shoot you down » et se récupère un A+, la pique est facile, le reste est là (c’est une sale conclusion, mais c’est ainsi).


Thomas Pynchon | Against the day
Penguin Press | 2006 | 1085 p.