Les soirées tables-tournantes |
Tandis qu’à Paris, le Second Empire commençait à s’installer dans les dorures des Tuileries et les tournicotis des crinolines sur un air d’Offenbach, il y avait, dans l’archipel anglo-normand, un poète français exilé avec sa famille et quelques amis, qui chaque soir tirait les rideaux et plaçait au centre de la pièce une petite table d’enfant, dont les coups et les craquements étaient interprétés comme autant de signes venus de l’au-delà, et que le poète se hâtait aussitôt de transcrire sur le papier. Et dans le salon de Marine Terrace, cerné par le vent et les vagues de l’océan, se pressaient rien moins que les esprits de Shakespeare, Molière, Jésus-Christ, Mozart, Josué, Eschyle, André Chénier, et des dizaines d’autres. Ainsi est née la légende de Victor Hugo et des tables tournantes, restée longtemps à l’état fragmentaire de rumeur étayée de témoignages arrangés. Aujourd’hui, la science universitaire met à notre disposition, méticuleusement transcrits, les procès-verbaux de ces nombreuses séances de spiritisme — et nous pouvons enfin plonger de manière presque exhaustive dans ce grand moment d’irrationalité qui posséda un poète prestigieux, au cœur d’un siècle se glaçant dans la bêtise flaubertienne. Le résultat d’une lecture complète est alors, au mieux une grande perplexité qui varie à mesure qu’on tourne les pages, au pire une hilarité diffuse mêlée de gêne, qui se demande bien comment une telle logorrhée extraite de l’au-delà ait pu être prise au sérieux sur une si longue durée. Sans doute le deuil interminable de Léopoldine, la fille adorée (dont Hugo apprit la mort avec quinze jours de retard en lisant le journal), désormais doublé par le deuil de la France républicaine abandonnée aux marchands du temple bonapartiste, mettait le couple Hugo dans une disposition mentale spécifique, dont la mode des tables apportées à Jersey par Delphine de Girardin ne fut que le déclencheur des pulsions irrationnelles. Le tournant mystique que prenait alors la poésie de Hugo, centré sur sa personne d’héritier transfigurateur de l’Histoire, pouvait dès lors trouver dans le rituel des tables, l’image tangible, à la fois incertaine et réconfortante, de ce lien particulier qu’il lui semblait devoir entretenir plus que jamais avec l’au-delà — mais un au-delà qui, cependant, demeurerait dans le flou artistique du romantisme français, et qui n’atteindrait jamais, ni au délire hallucinatoire du système swedenborgien, ni au lucide jeu d’ombres et de lumières du romantisme allemand. Sur cette question de la hiérarchie céleste, les réponses des tables restèrent décevantes même pour Hugo et ses amis, qui n’aspiraient qu’à devenir des believers, et ne se retrouvaient que face à un fatras de contradictions. Ce fatras théologique n’était d’ailleurs que le reflet de la cohue artistique et historique qui se presse dans le bois de la table — un passage couvert de la Culture avec une majuscule, où les noms se succèdent à une vitesse météorique, laissant à peine aux spirites amateurs le temps de souffler entre deux questions. À peine Shakesperare est-il dans la table, que Dante lui succède, suivi aussitôt du très susceptible Lion d’Androclès. C’est l’aspect le plus comique des procès-verbaux : la raideur bourgeoise dont Hugo, sa femme, ses fils, le fidèle Vacquerie et les autres ne peuvent se départir face à la manifestation pourtant supposée éclatante de l’au-delà faisant effraction dans la matière périssable. Les esprits célèbres d’autrefois sont accueillis par Hugo avec chacun leur panier garni de compliments, qui dissimulent mal une soif de se déclarer leur égal immédiat ; on se donne rendez-vous, entre mortels et archanges, à telle heure tel jour, pour ne pas devoir reporter une visite entre voisins, ou pour ne pas se coucher à une heure inconvenante ; les spirites amateurs se plaignent même régulièrement que leurs visiteurs ne se montrent pas plus aimables ou plus souples sur leurs temps de parole ou leur emploi du temps. C’est la rencontre, surréaliste avant l’heure, entre le rigide haut de forme du dix-neuvième siècle, nouveau totem de l’Occident, et le résidu de plus en plus ectoplasmique d’un passé qui, paradoxe, semble s’épuiser à mesure qu’on veut sonder son épaisseur. Et les esprits ne sont pas dupes du rôle que les exilés assoiffés de métaphysique bon marché veulent leur faire jouer. « Bonjour, imbéciles ! », lance tout de go le Lion d’Androclès, tandis que l’Océan prend congé d’un simple : « Vous êtes des crétins. Adieu ».
Les spirites font leur marché de l’au-delà : tel esprit sera aussitôt repoussé, avec une politesse minimale, dans l’espoir d’un récupérer un plus prestigieux. Quand Shakesperare, Eschyle, Molière et Chénier sont de passage, on leur fait compléter leurs poèmes inachevés ou dicter des pièces inédites — le tout, systématiquement, et peu importe le siècle ou le contexte, en alexandrins hugoliens qui s’étalent sur des pages et des pages en entassant les images contrastées, sublimes et grotesques, dans lesquelles partout se ressent la personnalité de Hugo, et nulle part celle des esprits convoqués. Tel est le summum de l’omnipotente omniprésence de Victor Hugo : même l’au-delà est annexé à son esthétique, même le royaume de la mort se met à parler en ventriloquie hugolienne. Et se met en place une convention presque sacrificielle, où la monnaie d’échange, pour obtenir la parole du Styx, est non plus le sang d’un animal, mais le vers hugolien lui-même, cette infatigable machine à coudre les grands mots entre eux, et qui nourrit la parole de l’invisible comme une ambroisie stéréotypée. « Entre Victor Hugo », signalent les didascalies des procès-verbaux — et aussitôt, le verbe et sa splendeur montent d’un cran, comme si les esprits et leurs hôtes transcripteurs venaient d’être branchés sur une batterie électrique de la métempsycose. Pour quel résultat ? Josué qui radote en anaphores interminables et pompeuses, ou la Mort qui s’improvise agent littéraire, recommandant à Hugo de planifier ses publications jusque dans les siècles posthumes, afin d’y faire survivre son œuvre visionnaire. La monstruosité hypertrophique des alexandrins, et l’effilochement progressif de la parole des tables, sont deux mouvements parallèles qui tressent au fil des procès-verbaux le visage d’une époque dont la vie littéraire officielle ressemble de plus en plus au cortège démoniaque de la Tentation de saint Antoine flaubertienne. Et pour que ce visage apparaisse complet, le dernier recours fut tout simplement de convoquer Hugo lui-même dans la table, d’y incorporer par l’hypnose sa propre voix, qui ne serait pourtant rien d’autre qu’un superflu coup de diapason de la dernière chance. Le dialogue avec les tables alla jusqu’à leur faire réaliser des dessins, aussitôt vus comme des hiéroglyphes de l’au-delà. Le sommet du comique involontaire fut atteint lors des échanges avec Mozart, chargé de dicter à travers la table, d’abord une nouvelle symphonie, puis un chant patriotique capable de représenter l’humanité toute entière. Dans leur miroir déformant, les allégories successives des tables ne faisaient que donner la confirmation de ce qu’il espérait voir brûler en sa pensée historique la plus intime : que Dieu équivalait au Progrès, le Progrès à la Liberté, et la Liberté à la République. Le grand cortège des esprits défunts n’était autre que le chœur des chérubins et séraphins de cette téléologie funeste, qui au lieu de donner naissance aux États-Unis d’Europe chers à Hugo, enfanterait son contraire, la Troisième République positiviste, industrielle et colonialiste, qui s’occuperait exclusivement de son autoréalisation tout en expulsant la spéculation métaphysique de son cercle de pensée. Et c’est ainsi que le Livre des Tables émerge à travers la croûte charbonneuse de cette époque qui succéda à la sienne : comme une chimère excentrique, difforme, au ventre gonflé par l’abus de dodécamètres — mais qui parvient, malgré tout, à conserver un pouvoir de fascination qui est celui de tout glorieux échec.
Victor Hugo | Le livre des Tables. Les séances spirites de Jersey
Gallimard (Folio) | édition de Patrice Bolvin | 2014 | 768 p.