Entretien avec l’Ogre

L’Ogre & Max Blecher |

Défendre des livres qui, d’une manière ou d’une autre, mettent à mal notre sens de la réalité, traitent de ce moment drôle ou terrifiant où les choses et les gens ne semblent plus être ce qu’ils sont d’habitude, où le dehors arrête d’être sage et bien rangé. » Voilà le crédo des éditions de l’Ogre, tout juste créées et menées par Benoît Laureau et Aurélien Blanchard et dont les premiers titres ont paru en janvier 2015.

Aventures dans l’irréalité immédiate de Max Blecher ouvre le catalogue (ici et ). On avait quelques questions à poser à l’Ogre à ce sujet…


Quel sens donnez-vous à la réédition des Aventures dans l’irréalité immédiate et l’inédit Cœurs cicatrisés ? Qu’est ce qui a motivé l’association de ces deux textes pour cette publication ?

Précisons d’abord qu’il ne s’agit pas d’une réédition à proprement parler, mais d’une retraduction. Quand nous avons commencé à construire le projet de l’Ogre, nous nous sommes fait énormément lire, d’abord pour établir un socle littéraire commun ainsi que pour définir au plus prêt la ligne que nous souhaitions couvrir. Blecher s’est très vite imposé non seulement comme un livre important pour nous deux, mais aussi comme le point de départ d’une réflexion éditoriale que nous voulions mener à propos de la fiction. En fait c’est plus précisément sur ce livre que nous nous sommes mis d’accord pour lancer l’Ogre. C’est de là que nous voulions partir.

Si l’œuvre de Max Blecher est importante, elle ne compte cependant que trois romans qui fonctionnent chacun autour de l’idée de la restitution plus ou moins autobiographique d’une situation physique et psychologique propre à faire naître l’irréalité. Dans une édition précédente, Maurice Nadeau avait accompagné Aventures dans l’irréalité immédiate de La tanière éclairée. Cœurs cicatrisés restait inédit et nous avons décidé de le traduire, d’une part, pour que l’intégralité de l’œuvre de Blecher soit disponible en français, et, d’autre part, parce qu’il nous semblait très intéressant de le publier dans le même corpus qu’Aventures afin de créer un autre effet miroir que celui de la précédente édition. Il faut de plus se rappeler que La tanière éclairée est un « journal » de sanatorium, alors que Cœurs cicatrisés est, bien qu’à forte consonance autobiographique, un roman construit par bien des côtés autour d’un récit beaucoup plus classique qu’Aventures, avec des personnages, une histoire, et, surtout, en dépit de son sujet, une certaine légèreté, certes contrastée par une ironie cruelle et froide. Ainsi si Aventures donne à lire la fièvre hallucinée d’un enfant à la subjectivité trouble, Cœurs cicatrisés, comme un miroir, nous plonge dans les courbatures liées au désenchantement de l’âge adulte.

Quelle est votre vision de la place de Blecher dans la littérature roumaine contemporaine ?

C’est une question compliquée. En fait Blecher est assez peu connu en Roumanie. Il y a bien sûr quelques éditions, mais il n’a pas de place d’écrivain national et est assez peu lu. Cela est peut-être dû à la fois à son histoire propre (les sanatoriums, son décès précoce) et à ses origines juives allemandes. Aujourd’hui, Cartarescu est, à notre connaissance, le seul auteur roumain revendiquant publiquement l’influence de Blecher.

Quelle est pour vous la modernité de ces textes ?

Il y a tout d’abord une première dimension, qui ne fait pas d’Aventures un texte moderne, mais bien plutôt atemporel, hors du temps. En nous racontant les troubles de la perception d’un enfant, les perturbations et les sautes qui affectent sa perception du réel, Max Blecher nous renvoie à des expériences que, tous, nous avons fait dans notre enfance, avant que notre vie d’adulte nous apprenne à réguler le flux d’informations qui nous provient de l’extérieur. Il peut aussi bien s’agir d’une certaine confusion dans les stimuli (Blecher se sert souvent d’un mot désignant un certain type de sensation par un autre, remplaçant le lexique de l’audition par celui du toucher, par exemple) que d’une perception déformée du temps et de l’espace, le tout engendrant successivement des états d’extase ou d’abattement sans lien direct ou du moins évident avec le monde extérieur. En cela — mais pour s’en rendre compte, il s’agit de se souvenir —, Blecher nous donne à lire de l’universel. Cette dimension universelle, cette facilité qu’a le lecteur à s’identifier au protagoniste, est de plus servie par l’absence ou quasi-absence de marqueurs historiques et géographiques dans le roman.

Ensuite, et là, il s’agit bien de quelque chose de « moderne », dans une certaine mesure, ou en tout cas de contemporain, la langue de Blecher est très étrange, bien plus que n’avait pu le faire penser la première traduction, excellente au demeurant, mais versant assez souvent dans le lyrisme. C’est une langue pleine de répétitions et d’accidents. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons voulu le faire retraduire, pour donner au lecteur français une chance de goûter au plus près la saveur de la langue de Blecher.

Blecher a été malade et immobile la plus grande partie de sa vie. Son écriture laisse une place importante à l’imagination et aux sensations. Quel est votre regard là dessus ?

Il est évident qu’il y a un lien entre l’imaginaire et la situation physique des écrivains du sanatorium. On dit d’ailleurs souvent à ce propos que Schulz tenait tout son imaginaire de la collection de timbres de son père, qu’il contemplait, immobilisé. Mais Blecher parle beaucoup plus du corps que du corps malade, qu’il le soit on non est finalement non pertinent pour l’appréciation du texte. En fait Blecher nous parle surtout de l’individuation, du « prendre corps » dans le monde, de la découverte de l’altérité aux choses, aux lieux, aux personnes et se faisant nous renvoie en permanence à nos propres perceptions. Il nous confronte aux sensations du corps, à l’état de la matière, à son état de pourrissement permanent en dehors de toute maladie. Si Cœurs cicatrisés met effectivement en scène un corps malade, ce que Blecher nous propose est plus une lecture de l’immobilité, de la solitude et de l’incapacité à exprimer, à communiquer ou à entrer en relation avec ce et ceux qui nous entourent. Cœurs cicatrisés désigne bien ici un corps, un cœur, réduit à l’état d’une matière en souffrance, dure et courbaturée. Mais il ne nous parle pas de cette souffrance là, il nous parle essentiellement de celle qui trouve sa source dans l’empêchement physique de réaliser ces désirs, dans l’empêchement même du désir et de son expression.

L’essence de sa langue et de ses troubles de perceptions sont liés à la déliquescence de son corps. La langue des écrivains que nous pourrions appeler les « écrivains du sanatorium » a en effet cela de particulier d’être moins une langue contrainte par la souffrance et le poids de leur corps malade, qu’une langue qui trouve une partie de sa source dans la conscience libérée d’un corps-matière déjà en putréfaction et une partie de son imaginaire dans l’immobilité et la solitude dans lequel ils se trouvent, les contraignants ainsi à observer le monde dans état naturellement hors du monde.