L’angoisse du mouvement |
Les toutes jeunes Éditions de l’Ogre rééditent Aventures dans l’irréalité immédiate, publié pour la première fois en France en 1989 chez Maurice Nadeau. Cette nouvelle traduction d’Elena Guritanu est suivie du dernier roman inédit en français sur les trois écrits par l’auteur roumain mort à vingt-huit ans : Cœurs cicatrisés. Nous avons déjà évoqué la puissance hypnotique, l’effritement névrosé d’une écriture capable de naître d’une fissure trop creuse dans un mur ou de la pression furtive du genou d’une femme (voir Du surréalisme à froid). Voyons ces Cœurs cicatrisés.
À l’opposé des traversées trépidantes d’un Kerouac ou d’un Henri de Monfreid, dont les écrits sont saturés de scènes exotiques, de territoires brûlants, de mouvements, surtout de mouvements, les récits de voyage peuvent parfois revêtir, étrangement, une apparence d’immobilité et de fixité. Leurs personnages sont alors contraints à une sorte d’inertie, comme chez Bruno Schulz ou Mircea Cărtărescu, et le sens du voyage surgit de tout ce qui, habituellement, reste hors cadre, de tout ce qui ne sera pas vécu. Avec Cœurs cicatrisés, Max Blecher offre un récit de voyage immobile, celui d’un jeune homme parti dans des territoires qui lui sont inconnus : le nord de la France et, surtout, la maladie qui finira par l’emporter. Blecher revient sur la période passée à Berck pour traiter une tuberculose tout juste diagnostiquée. Ce qu’il prenait alors pour un grand sentiment de flemme se révèle maladie mortelle. Cœurs cicatrisés a des allures de journal en hospice, avec son quotidien des soins, l’ambiance du centre, les relations aux autres patients : médecins spécialisés, techniques modernes de traitement, carriole tirée par des chevaux afin que les malades immobilisés puissent avoir un semblant de vie normale, promenades chez le buraliste ou le long de la plage. Quelques jours après son arrivée, le médecin lui pose un plâtre, dissimulé sous une chemise de flanelle, telle une élégante carapace qui l’oblige à la position allongée.
Au récit labyrinthique et au réalisme merveilleux des Aventures répond un roman âpre à haute teneur autobiographique. Cœurs cicatrisés, plus classique et plus linéaire dans sa forme que les Aventures, est également un roman dans lequel Blecher fait preuve d’un humour plus décalé, plus étrange, mélange d’étonnement devant ces corps qui s’émiettent (un bout d’os disparaît inexplicablement d’un corps) et de sarcasmes bienveillants sur le comportement des patients à demi pétrifiés (quand deux patients s’aiment, tentent des gestes tendres, ils entendent les frottements mécaniques des plâtres). Aventures évoque une adolescence dans une petite ville roumaine, la découverte des désirs et des sensations ; Cœurs cicatrisés décrit celle de la maladie, désillusion et amertume pour un si triste passage à l’âge adulte. Blecher parvient à sublimer le drame de l’immobilité et la froideur des paramètres médicaux, pour livrer un récit vibrant, à la fois coloré et mélancolique, et paradoxalement toujours en mouvement.
Les malades cherchent les distractions, font la fête en cachette, vivent leurs passions ; Blecher enchaîne lui-même les passions romantiques. L’enjeu, tandis que le corps défaille, est de créer les conditions pour que la vie trouve sa place, avec ses rancœurs misérables et ses élans généreux. Les malades s’efforcent tous d’être gais, quand ils ne deviennent pas fou, malgré les interrogations et les peurs. Un microcosme infranchissable où d’anciens patients aident le personnel soignant. Mais il y a quelque chose de rance dans cette assemblée jaunie par les onguents et le vent de la plage grise de Berck. Chaque malade finit par céder à la névrose que lui construit son corps. Au fil des amputations, tumeurs ou immobilisations supplémentaires, le corps contamine lentement la psychologie du patient, en provoque le délitement. En même temps qu’il les aime et partage leur souffrance, le narrateur ne peut s’empêcher de conserver une certaine distance avec eux, de les observer à froid, même quand il renverse une femme dans sa carriole.
Mais plus qu’aux patients en tant que personnes, Blecher s’intéressent avant tout aux corps, aux corps en mouvements et aux corps qui disparaissent. Blecher s’attache peu à la psychologie, il approche au contraire les personnages par leurs corps et ce qui les relie directement à leur environnement : celui qui traîne la jambe, celui que les médicaments bouffent, celle dont le corps diminue à chaque opération ; ceux dont le corps n’est pas médicalement traité l’intéressent mais ne semblent pas incarnés. Blecher scrute à la fois l’expression et la tragédie de ces corps.
Là où Aventures dans l’irréalité immédiate flirte avec le surréalisme, cherche l’essence magique de toute situation, Cœurs cicatrisés effectue le trajet inverse. Quand ce qui est vécut à l’hôpital paraît trop aberrant, en soi trop irréel, Blecher semble, toujours à travers une même attention cannibale apportée aux détails, à la poursuite d’une réalité qui s’effrite à mesure que les corps croulent mais qui peut seule permettre de comprendre et d’accepter le quotidien de la maladie. Cette maladie, Blecher ne l’accepte pourtant jamais tout à fait, fuyant les traitements et l’hôpital, dirigeant sa carriole dans les dunes alentours — épisodes épiques où l’homme dérive dans des espaces lunaires. Son combat est avant tout celui du mouvement, de celui qui ne se résigne pas à l’immobilité forcée. Peu importe qu’il s’agisse d’une fuite, peu importe l’objectif, l’essentiel est de retrouver, même précaire et furtif, l’impulsion du mouvement, du départ et de l’inconnu. Et dans ce combat, ce que Blecher nous raconte alors, c’est que rien n’est limité pour celui qui sait voyager.
Max Blecher | Aventures dans l’irréalité immédiate, suivi de Cœurs cicatrisés
Traduit du roumain Elena Guritanu
Éditions de l’Ogre | 2015 | 380 p.