Entretien avec Xavier Boissel

Le bunker dans les glaces |

Xavier Boissel, né à Lille en 1967, est professeur de français à Clichy. Intéressé par les univers de la sociologie tout aussi bien que du roman de genre, il a collaboré à de nombreux ouvrages du collectif inculte, ainsi qu’à la revue. Il est l’auteur d’un premier essai très remarqué en 2012, Paris est un leurre, et a publié son premier roman, Autopsie des ombres à la rentrée littéraire 2013.


Comment vous est venue l’écriture de Rivières de la nuit ?

C’est arrivé par plusieurs biais, des choses qui avaient retenu mon attention et des opportunités, qui avec le temps, ont convergé vers ce roman. En 2006, j’ai lu un article dans un journal où j’ai appris qu’un bunker était en construction dans les glaces, La Réserve mondiale de semences du Svalbard, amenée à abriter toutes les semences de l’humanité en cas de catastrophe naturelle, nucléaire, ou de guerre, peu importe la catastrophe d’ailleurs. J’avais vu des plans dans ce journal, ça m’avait semblé complètement délirant. Ça m’avait même semblé être un « fake ». Dieu sait que j’aime les « fake », comme le prouve l’écriture de Paris est un leurre. Et puis j’avais laissé tomber. Et en 2008, par hasard à la télévision, j’ai assisté à l’inauguration de ce bunker, par José Manuel Barroso, alors président de la Commission européenne, très officiellement quoi. J’ai été stupéfait de ces images, j’avais l’impression de voir un film de science-fiction. J’ai d’abord un imaginaire très visuel, j’aime bien le cinéma un peu post-punk des années 80, les premiers films de Caro et Jeunet, les films d’Ossang, et quand j’ai vu ces images de télévision j’ai eu comme une hallucination, on se serait dit dans un de ces films. Et donc c’est resté dans ma tête.
Ensuite, j’ai rencontré Denis Frajerman, musicien qui avait travaillé avec Antoine Volodine, pour Les suites Volodine et Vociférations. Denis avait une bande-son, qui s’appelait Rivières de la nuit, et souhaitait de nouveau travailler avec un écrivain. J’avais de mon côté commencé à écrire une ébauche de nouvelle, vers 2008-2009, une sorte de monologue du dernier homme, un lamento. Je suis reparti de là. Je me suis imprégné de la bande-son pour écrire, à tel point que c’est presque devenu une écriture sous contraintes. L’idée c’était de reprendre les titres des morceaux, que ces titres — je précise que certains sont dus à Guillaume Boppe, un poète, un ami de Denis — soient des titres de chapitres du roman, et que la durée des morceaux corresponde aussi à la durée de chaque chapitre. Qu’enfin je m’imprègne complètement de la tonalité très mélancolique de la musique de Denis, que j’entre en résonance avec elle. Je savais en plus que Denis aime aussi beaucoup tout ce qui s’apparente à littérature de genre, il est très proche des éditions La Volte, alors j’ai troussé ce petit récit à partir de ça. Donc ça c’est fait comme ça. Le projet au départ c’est un monologue intérieur, brut, à partir duquel j’ai ensuite construit un récit croisé. Et puis la rencontre avec Denis qui a donc été très importante.

Rivières de la nuit c’était donc d’abord un album de musique ?

Oui c’est cela. Je vais parler un petit peu de Denis. Il est musicien, il joue dans un groupe qui s’appelle Palo Alto, dans lequel joue également Jacques Barbéri. Ce dernier est une figure importante de la science-fiction française des années 80. Il a fait partie du groupe Limite avec Volodine, avec entre autres Francis Berthelot, Emmanuel Jouanne, des auteurs importants à mes yeux parce qu’ils ont essayé, non pas de sortir la science-fiction française d’un certain ghetto, mais de lui donner ses lettres de noblesse si je puis dire ; souvent la science-fiction est sous écrite, ils ont voulu faire en sorte que la science-fiction soit aussi écrite. Et donc finalement Denis vient un peu de là, de cette science-fiction liée aussi à la collection Présence du futur des années 80, chez Denoël, dirigée par Elisabeth Gille. C’est une littérature qui m’a beaucoup marqué, que j’ai lue quand j’étais lycéen. Et donc avec Denis il y a eu tout de suite une complicité. J’adore sa musique, qui oscille entre le minimalisme, celui de Philipp Glass par exemple ou des choses plus classiques, comme les quatuors à cordes de Chostakovitch, avec des réminiscences coldwave, façon Tuxedo Moon. Le tout dernier morceau, c’est un jeu de mots, il s’appelle « Glassnost », c’est une référence d’abord à l’éclatement de l’Empire soviétique et c’est aussi un clin d’œil aux « Glassworks » de Philipp Glass.

La voix du technocrate, qui permet de saisir la logique sous-jacente à la construction du bunker, mais qui a également un discours capitaliste très cynique sur la fin du monde, était-elle là dès le début du projet ?

Le discours du technocrate n’apparaît pas du tout dans la musique de Denis. Au départ j’avais pensé à un récit complètement linéaire. C’était le lamento du dernier homme, inspiré par la tonalité de cette musique. Et puis ça me semblait un peu monotone. C’est là que j’ai eu l’idée du contrepoint, de tresser un récit croisé. C’est très classique, les récits croisés, c’est presque un topos de la littérature de genre. Et j’ai eu envie de renouer avec cette structure. Il y a donc cette construction de deux voix narratives, avec cette voix de l’effacement, qui est propre au monologue, à une sorte d’illusion contemplative, et celle de l’autre personnage, le technocrate donc, qui m’a intéressé parce que j’ai pu dans son discours accentuer certains traits de l’époque. Sur ce point je peux être très concret, je vais vous dire d’où ça vient. Un jour, je suis allé chez mon banquier, et souvent dans les salles d’attente, il y a des journaux très techniques pour faire patienter le client. Et donc là c’était Les Echos, et je lis un papier très précis sur l’assurance catastrophe, sur un produit financier donc qui mise sur la catastrophe. Ça m’a absolument stupéfié. Je suis par ailleurs un grand lecteur de Günther Anders, pensée fascinante, centrale pour moi, de toute une tradition de la catastrophe dans la philosophie allemande, ce qu’on a appelé « l’Ecole de Francfort », dès les années 30, ce sont des choses qu’on va aussi retrouver chez Ernst Bloch ou dans la théologie politique de Jacob Taubes. Et en lisant ce papier je me disais, Anders annonce la catastrophe, mais en fait on a de parfaits capitalistes qui misent déjà sur cette catastrophe. Il n’y a pas que ces produits, il y a aussi les dérivés climatiques par exemple. J’avais également vu une fois un reportage à la télévision sur le « marketing disaster », sur le tourisme de catastrophe. Après le tsunami en Thaïlande, il y avait des agences à Paris qui organisaient du tourisme de catastrophe. J’avais découvert aussi, dans les dernières pages de La Supplication d’Alexievitch, un livre qui m’a beaucoup marqué, que des agences de tourisme proposent des visites dans la zone irradiée en Ukraine, autour de la ville désertée, évacuée après Tchernobyl. J’ai donc gardé cette idée qu’en fait le capitalisme peut s’accommoder de tout, même de la catastrophe. Ce qui est sidérant, c’est qu’à un moment donné on arrive à un tel degré de cynisme, que même la catastrophe devient une marchandise, par des produits financiers, le « reality tourisme », le « marketing disaster ». Ma démarche est assez simple, classique finalement, via ce discours du technocrate, je ne fais qu’accentuer des éléments en les projetant dans le futur, mais pour mieux accuser le présent.

Avez-vous fait beaucoup de recherches pour construire ce discours ?

Ça dépend de quels aspects. Il y a évidemment un gros travail de documentation, en amont, et puis il y a ensuite des trucs qui me tombent dessus. Par exemple, j’enseigne en Lycée, j’ai notamment des étudiants de BTS tourisme. L’un d’entre eux faisait son stage dans une agence parisienne qui faisait du « marketing disaster », du « reality tourisme », et donc j’ai appris qu’on organisait des croisières sur mesure au pôle Nord pour voir ce qu’il en était de la fonte de la banquise. Voir des ours polaires sur des icebergs à la dérive, c’est d’une certaine façon le dernier chic. Alors quand j’ai lu cet article dans Les Echos, je me suis bien sûr documenté, je lis beaucoup d’économie, j’ai lu par exemple le mémoire d’un étudiant de Master 2 qui a fait son travail sur les dérivés climatiques, un travail très formalisé, mathématisé. Toutes mes recherches ne sont pas directement utiles à la construction du roman, mais je veux savoir de quoi je parle. Après voilà, je ne fais que regarder ce qu’il se passe autour de moi. J’en rajoute évidemment une couche, parce que le personnage du technocrate est parfaitement cynique, mais comme l’époque en fait. J’aime bien jouer en général sur le second degré, mais ici je ne l’ai finalement pas tant fait. Je ne sais pas si vous l’avez lu, ça a été publié chez Allia en 2006, ça s’appelle Rapport secret du Pentagone sur le changement climatique. Des experts du Pentagone, observant les changements climatiques de grande ampleur, ont déjà réfléchi, avec une logique implacable, aux conséquences géopolitiques, aux conflits internationaux ou régionaux à venir, et aux mesures qu’il faudrait prendre pour conserver une place dominante dans ces nouvelles conditions. J’ai été stupéfié par cette lecture. J’ai d’ailleurs intégré des phrases du rapport dans mon roman. Toutes les solutions de géo-ingénierie, de nanotechnologies, que j’évoque dans le roman, ce sont des choses qui ne sont pas inventées, ça existe bien, ce sont des champs de recherches et d’expérimentations concrets. Moi je me suis contenté d’exagérer. C’est le truc d’Anders, ce qu’il appelle « l’exagération comme méthode » : annoncer la catastrophe pour la conjurer. Donc j’ai suivi cette pensée catastrophiste, dans la tradition de Walter Benjamin, de l’Ecole de Francfort, etc., c’est ce que j’ai fait, je me suis contenté d’exagérer un peu, sans plus.
Il y a beaucoup de gens qui me disent, ton livre est très cynique, mais c’est le personnage du technocrate qui est cynique, après il y a une autre voix, qui vient faire contrepoint. À l’origine, dans les premières versions, il y avait parfois certaines phrases qui avaient une tonalité polémique. On sentait alors que je prenais mes distances avec le personnage. Il y a eu des discussions là-dessus avec Alexandre Civico, mon éditeur chez Inculte. Il m’a dit, tu sais, quand on lit les passages du technocrate, on pourrait penser que tu as une vision un peu complotiste du monde, avec cette fondation un peu obscure, et donc toutes ces phrases qui allaient dans un sens un peu complotiste, un peu pamphlétaire aussi parfois, je les ai retirées, j’ai essayé de tendre vers plus de neutralité. Dire, voilà c’est le rapport d’un technocrate, de manière froide et technocratique, un rapport qui révèle sa vision du monde, une vision administrative, purement comptable des choses. Je ne voulais pas justement que ça vire à la théorie du complot, mais en même temps, quand on gratte un peu, qu’est-ce qu’on trouve ? Ce bunker cryogénique, qui l’a construit ? C’est le gouvernement norvégien, avec des fonds du Global Crop Diversity Trust, et derrière il y a Monsanto, entreprise américaine spécialisée dans la biotechnologie agricole, il y a aussi la fondation Bill Gates. C’est l’ONU, dès le début des années 70, qui a encouragé la création de laboratoires botaniques. Le protocole de Nagoya a été mis en place. Il y a plein de banques de semences dans le monde comme ça. Et c’est le Global Crop Diversity Trust qui a eu l’idée de les concentrer dans une seul lieu. Après, où j’exagère les choses, c’est qu’il n’a jamais été dit que ces semences allaient être clonées. Mais sont présents parmi les investisseurs de ce bunker Syngenta et Monsanto, qui sont quand même les deux grands pionniers du clonage génétique de semences dans le monde. Je pars de là. Ensuite je joue sur ce consortium un peu mystérieux. Mais à un moment donné, il y a quand même un scénario avec des acteurs ambigus, on peut vite devenir parano. Je déteste les complotismes, je ne voulais pas me lancer là-dedans, mais là c’est tellement gros.
La logique du pire existe. Il y a un économiste très important, c’est Kenneth Boulding, qui dit qu’il est complètement illusoire de vouloir une croissance illimitée dans un monde limité. Même un enfant de cinq ans comprendrait le problème. Il y a un moment donné où il va y avoir un mur, et l’hybris techno-marchande va se heurter à ce mur. On ne pourra pas continuer comme ça et on le sait. Et pourtant qu’est-ce qu’on entend marteler, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, quels que soient les médias ? Croissance, croissance, croissance. Il y a une religion de la croissance. C’est délirant. J’ai entendu à la radio, à France-Culture, un type dire, sans que ça choque qui que ce soit dans le studio, que le marché est consubstantiel à l’homme. C’est délirant de dire un truc pareil. Pas besoin d’avoir lu Karl Polanyi pour savoir que le marché est une construction qui va naître à la fin du XVIIIème siècle. Que l’échange soit consubstantiel à l’homme, l’échange oui, d’accord, mais ça c’est une autre problématique. Il y a une espèce de naturalisation du discours de la classe dominante, comme si le capitalisme était quelque chose de naturel, trans-historique, comme si le capital était immanent à l’histoire. Et ce discours délirant on le retrouve un peu dans la bouche de ce technocrate. Continuer à faire du profit, même si on est dans la catastrophe, c’est la logique du pire. C’est ça que j’ai voulu mettre en relief, c’est toute la partie discursive du livre. Comme elle coche toutes les cases cyniques de la catastrophe, on peut se dire que c’est peut-être un peu « too much », mais c’est le propre du genre du roman post-apocalyptique de jouer là-dessus.

L’arche est très décrite, il est très aisé de se la représenter, votre écriture est très visuelle. Qu’est-ce qui vous a influencé pour construire cet univers ?

Enfant j’étais un lecteur de Jules Verne, Un hivernage dans les glaces par exemple, j’aime bien les romans polaires. Rivières de la nuit, c’est un roman polaire. J’ai une sensibilité visuelle. J’ai besoin de supports visuels pour que l’imagination travaille. Mais j’ai aussi une sensibilité très géographique. J’aime les écrivains géographes, comme Julien Gracq, qui est pour moi un horizon indépassable. Au-delà de ça je suis aussi un lecteur de Guy Debord et du situationnisme en général, de Benjamin, de Kracauer. J’aime bien ce qu’on appelle la psycho-géographie. C’était d’ailleurs très net dans Paris est un leurre. Peut-être que ça l’est un peu aussi dans Rivières de la nuit. Je suis un grand lecteur de Philippe Vasset et de Bruce Bégout. Ballard aussi, qui est un autre horizon indépassable, comme Gracq et Volodine. Donc sensibilité à l’image et à la géographie. A la minéralisation parfois de certains décors.
Et puis il y aussi un certain cinéma, un petit peu « underground », du début des années 80, des gens comme Ossang, ou Caro et Jeunet comme je l’ai dit tout à l’heure. Le côté « Métal hurlant », le côté sous-genre. Et même, je vais vous surprendre, le tout premier film de Luc Besson, fait avec deux bouts de ficelles, tourné sur la dune du Pyla je crois, c’est un film génial dans ses parties muettes, post-apocalyptique pour le coup. Et il y a Tarkovski aussi. Tarkovski c’est autre chose. Pour moi Stalker, adapté d’un livre des frères Strougatski, c’est fondateur. D’ailleurs, il y a une draisine dans Rivières de la nuit, et je l’ai mise parce qu’il y a une draisine dans Stalker, au moment du passage à la couleur. Ça c’est une de mes scènes primitives. Je l’ai même réécoutée pour avoir le son en tête quand j’écrivais. Pour moi c’est un des plus grands moments du cinéma. Je pourrais parler de ce film pendant des heures, je ne vais pas m’attarder, mais c’est séminal, matriciel pour Rivières de la nuit.
Et puis alors pour le cinéma, il y a encore deux ou trois autres références. D’abord un film que j’ai vu tout gamin, j’ai été éduqué par de vieux instits très républicains, dont je serai toujours débiteur, et ils nous avaient projeté un documentaire d’Alain Resnais sur la BNF, Toute la mémoire du monde. Ça m’a beaucoup marqué. Le Resnais première manière j’aime beaucoup. Et quand j’écrivais j’avais en tête ces longs travellings dans la BNF. Je me suis d’ailleurs permis de reprendre une phrase du documentaire, que j’ai intégrée, « mixée », avec une phrase de Borges de La Bibliothèque de Babel. Il y aussi La Jetée de Chris Marker, film hyper important pour moi. Et un documentaire de Jean-Daniel Pollet, qui date de 63 et s’appelle Méditerranée. Le texte est de Philippe Sollers, texte absolument sublime, j’en ai d’ailleurs « samplé » deux ou trois phrases dans mon roman. Alors Méditerranée c’est un film solaire, moi je suis dans un roman polaire, mais à un moment donné mon personnage fait un rêve et se trouve dans un paysage solaire et pour le coup le clin d’œil à Méditerranée de Pollet est vraiment évident. J’aime bien ces documentaires, cette esthétique du documentaire, ce grain des images de la fin des années 50, début 60. Je tiens à dire que je ne suis pas pourtant cinéphile. Je ne vais quasiment jamais au cinéma. Quand j’y vais c’est pour voir des films américains, des films de genre. J’ai une certaine méfiance pour les films auteuristes, j’ai une culture d’autodidacte en terme de cinéma. Mes références sont plutôt des films que j’ai vus jeune et qui m’ont vraiment marqué. Je pense que j’ai un univers visuel et géographique très fort, en partie dû au cinéma. Ce roman, c’est la rencontre entre une forme de poésie, un imaginaire poétique, onirique, allant même parfois vers des épanchements mystiques, et une documentation froide, horrible, cynique. C’est la rencontre entre les deux qui m’intéresse, on le retrouve bien dans ce que j’écris en général.
J’aime bien les migrations herméneutiques, jouer sur l’éclatement des genres. Par exemple Paris est un leurre, est à la fois au carrefour de l’anthropologie urbaine, de l’histoire, de la sociologie, de la psycho-géographie. Le truc le plus drôle, c’est que du coup il est souvent mal rangé dans les magasins, dans les Fnac par exemple, on le trouve souvent au rayon tourisme. C’est pareil pour Rivières de la nuit. Mais oui, j’aime bien jouer sur le décloisonnement des genres. Ça m’intéresse de travailler sur des objets que les universitaires ne peuvent pas forcément appréhender, en créant des connections entre différents genres.

Après le discours du technocrate, la fondation coule, c’est l’Apocalypse. Vous avez tout de suite vu ce dernier homme, celui qui garde l’arche, en opposition à celui du technocrate ?

A l’origine donc, formellement, le texte était centré sur un homme seul, et voilà. L’Apocalypse était un prétexte. Ce qui m’intéressait le plus, c’était de mettre l’accent sur un personnage qui a participé à cette déshumanisation, qui en a été le complice, puis il y avait une espèce d’auto-réification chez lui. Le dernier homme est une figure de la rédemption, c’est bien évidemment ça qui m’a intéressé avant tout. Ce personnage est ambigu, il y a des lacunes dans sa biographie, on ne sait pas pourquoi il arrive là. Au départ je voulais que ce soit un châtiment, qu’il soit une sorte de banni, comme dans La Colonie pénitentiaire de Kafka. Dans la première version il avait un code-barres tatoué sur le crâne. Et finalement, après coup, non, il fallait que ce soit une sentinelle, un volontaire, je voulais qu’il y ait un petit « twist » à la fin, qu’il sorte justement de ce qu’il était avant. Que ce soit un homme nouveau. En fait dans le vrai bunker, il y a des caméras de surveillance, il n’y a donc pas de sentinelle. Mais sur les photos, de temps en temps, on voit les gardes dans le tunnel, ils sont armés, et c’est là que je me suis dit qu’il n’y a pas de sentinelle mais qu’on pourrait largement imaginer qu’il y en ait une.
Il y a aussi un clin d’œil à ce texte magnifique de Kafka, « Devant la loi », dans Le Procès, la porte est fermée, personne n’avait le droit d’entrer, on est entré donc on a transgressé quelque chose, et maintenant il faut une nouvelle Loi. J’ai relu beaucoup la Bible aussi, Noé c’est celui qui apporte une nouvelle Loi. Et mon personnage Elja Osberg, d’une certaine manière, c’est aussi celui qui apporte une nouvelle Loi, il y a l’idée qu’on en finisse avec cette loi de la marchandise et du capitalisme. Dès le début il y avait cette volonté d’engloutir l’arche, que le personnage sorte de là et inaugure un autre rapport au monde. Cet autre rapport est passé par ce détour très contemplatif, un rapport au monde radicalement différent de celui du technocrate, qui ne passe plus par la quantité mais par la qualité. Il y avait la volonté de perdre le fil des tâches quotidiennes, de partir sur quelque chose de très organique. L’homme, c’est du vivant au départ. Puis il fallait que le personnage sorte, et que ce projet de préservation coule, soit submergé. C’est pour ça que les petits sachets de semences flottent, disparaissent. Il fallait que le projet échoue. Alors après on peut se dire que ça verrouille toutes les issues, mais peut-être pas. Il faudra reconstruire les choses sur une autre base.