Philippe Bollondi | Ariane dans le labyrinthe

L’esprit de l’escalier |

“Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il taureau à tête d’homme ? Ou sera-t-il comme moi ?”

— Jorge Luis BORGES

Peu de figures mythologiques ont la puissance d’évocation du Minotaure. L’image la plus populaire est celle de ce monstre hybride, tapi dans les recoins d’un labyrinthe, mélange de violence bestiale et de sexualité bizarre, contre nature. Tapant son nom sur un moteur de recherche, la quasi totalité des représentations remontée jouent sur ces deux aspects. D’autres ont pu en faire autre chose. Picasso par exemple, qui a dû le peindre des dizaines de fois et dans des styles différents. Un minotaure qui déguste une coupe en compagnie d’une belle femme, qui est objet de fantasmes ou qui parfois, plus doux, ou plus mélancolique parfois penché sur le visage endormi d’une femme qui doit être Ariane. Le même type d’inspiration a sans doute travaillé Philippe Bollondi quand il a écrit Ariane dans le labyrinthe, sortit en ce début d’année au Nouvel Attila. Au centre de ce roman un minotaure plus humain, plus complexe, dont la figure ambiguë et énigmatique contamine chaque aspect du récit et chaque personnage.

C’est en rapport aux nombreuses références liées au mythe qu’il y a une jubilation certaine à découvrir les premières pages de ce roman. Après un aparté moqueur sur les récits de chevalerie, Philippe Bollondi développe des histoires sarcastiques et cruelles. Autour d’Ariane, princesse hautaine à la beauté diaphane, trompant son ennui dans des rêves de fornications troubles avec Minotaure qu’elle considère comme le seul être pur du royaume, du labyrinthe où se pressent des files de héros en devenir prêts à payer pour aller défier le Minotaure pour la main de la princesse. Il y a aussi Boniface, guichetier déprimé et agent d’entretien du labyrinthe, de Minos, roi satyre et lourdaud, de Thésée, bellâtre soutenu par une attachée presse et héros de pacotille, tous autour d’un contrat piégé visant à relancer l’économie liée au labyrinthe et au culte de Minotaure, principal centre des revenus de cet empire de Crête. Une ronde de personnages troubles et grimaçants, qu’on pourrais croire sortis de tableaux de Goya, évidemment tous névrosés, plongés dans leur univers à la fois glauque et sensuel, braillard et solitaire, dont une prose colorée bat la mesure.

Ce roman est insituable, instable, se porte toujours, d’une certaine manière, en porte-à-faux. Fausse relecture du mythe du Minotaure, fausse satyre d’une époque médiatique, fausse farce politique. Mais c’est justement par toutes ces lignes de fuites que ce roman trouve son ton et sa saveur. Ce que Philippe Bollondi raconte donc en premier lieu, ce sont les manœuvres politiques et médiatiques qui se trament autour du mythe du Minotaure. Mais il casse d’emblée ce mythe. On apprend très tôt que Minotaure n’est qu’une fable inventée pour attirer cette foule guerrière et faire bonne publicité et bonne presse. La seule dans ce manège à croire à Minotaure est Ariane (personnage complexe, émouvant, mais dont on ne peut s’empêcher de moquer la bêtise et l’aveuglement). On la suit, à l’intérieur du labyrinthe, Boniface pour guide, dans sa quête absurde de découvrir une utopie dans les bras du monstre. La suite, succession d’épisodes à la fois burlesques et tragiques, nous porte vers la re-création de Minotaure, passages très drôles, où le mythe se confronte à une réalité crue et absurde. Et c’est à partir de ces bases mensongères que la mécanique de production médiatique et iconique va se mettre en place.

Cette logique médiatique, directement corrélée à la notion de pouvoir, sous-tend chaque action du récit. En revanche, je ne pense pas que Philippe Bollondi ait cherché à faire une critique acerbe de notre société hyper médiatique. Il en reprend avec sarcasmes les codes, comme lorsqu’est évoquée la production des statuettes à l’effigie de Thésée, il en fait la base d’appropriation du pouvoir, mais ce n’est que pour mieux le dynamiter, en démontrer la fragilité. En même temps qu’il est un but, le pouvoir obtenu devient une sorte d’illusion vaine, toujours en retard sur l’illusion suivante, le labyrinthe devenant ainsi le symbole de la valse de ces illusions. En exergue, une citation de Machiavel introduit parfaitement les jeux d’influence, les mises en scène médiatiques, cyniquement travailler par les nombreux conflits d’intérêts et les désirs impétueux des uns et des autres (sorte de House of cards dans un royaume ancien et cinglé de Crête).

Mais, je l’ai déjà dit, prétendre qu’Ariane dans le labyrinthe est un roman satyrique autour du pouvoir et des médias, ce serait passer à côté du plaisir d’une imagination sautillante, torturant joyeusement des personnages mythologiques, fonctionnant d’autant mieux que ces personnages nous sont d’une certaine manière familiers ; Phèdre par exemple, ici en allumeuse, bimbo et fantasme du royaume. Ceux-ci sont tordus dans tous les sens, d’une machination à l’autre, violentés, humiliés. Tous essaient de faire face, sans totalement y arriver, à un destin trop grand pour eux. Ce destin est là aussi une image créée de toute pièce, accolé de force et répandu dans le royaume. Et chacun souffre de ne pas en être à la hauteur. Se perd parfois dans la mélancolie de leurs faiblesses même si face aux autres ils se gonflent et mentent. C’est bien sûr avant tout le cas d’Ariane, pour laquelle le labyrinthe dans lequel elle évolue est évidemment aussi celui des masques et des désirs dont elle est l’objet et le jeu, et dont le combat, central dans la dernière partie, qu’elle mène pour s’en s’extirper manquera de lui coûter la vie. Pour elle comme pour les autres, chacune de ses actions se chargent d’ambiguïté, signe à la fois sa victoire et sa défaite.

Ce roman joue sur plusieurs voix, celle de la satyre, celle de la tragédie grinçante, souvent mêlé à une sorte de violence et de mélancolie tendre, mais surtout celle du rire. Bien qu’ils n’aient pas forcément grand-chose à voir en termes de styles comme de sujet, ce roman m’a rappelé Mon père s’est perdu au fond du couloir, de Philippe Garnier (l’autre, pas l’un de nos maîtres du polar, même si je n’ai jamais réussi à finir les siens), qui dressait plusieurs portraits de son père, des portraits tendres et absurdes, qui rappelaient eux les portraits que Bruno Schulz faisait du sien. Dans chacun de ces deux romans, le même mélange de mélancolie et d’humour, le même décalage absurde et hors du temps (traits que j’ai peu retrouvé récemment dans la littérature française contemporaine), jouant d’une dangereuse ambiguïté qui laisse les personnages en équilibre au bord du vide. Chez Philippe Bollondi se déploie en définitif un humour coloré, plein d’imagination. Mais un humour qui est parfois plus sombre, un rire jaune qu’on retrouve dans les poésies de Tristan Corbière, un rire éclatant simultanément hystérique et morbide, dans les douces cuisses d’une femme à demi folle ou dans les chaires avariées du Minotaure.


Philippe Bollondi | Ariane dans le labyrinthe
Photographie de couverture d’Edoardo Pasero
Le nouvel Attila | 2015 | 252 p.