Entretien avec Richard Grossman

De la Lettre à la brise |

C’est un livre qui paraît ces jours mais qu’on attendait depuis des lustres : le premier roman traduit en Français de l’Américain Richard Grossman, et le premier volet de l’un des projets littéraires les plus ahurissants à avoir émergé de l’humus fluide des accotements de la littérature américaine contemporaine. Né en 1943, ce poète maverick a fait sa révolution littéraire dans un isolement surprenant, avec une dévotion et une fortitude confinant à l’abnégation, à l’exaltation mystique ou à la démence. Architecturé selon les fondations de la Divine Comédie, American Letters est un monstrueux triptyque romanesque, poétique, multimédia dont chaque partie est une nouvelle cosmogonie littéraire. L’Homme-Alphabet (1993) qui paraît ces jours chez nous au Lot49, est son Enfer, et constitue en soi un pendant hyperpoétique et largement horrifique à American Psycho ou La Maison des feuilles. Encore plus insensé dans sa forme, The Book of Lazarus (1997, disponible chez FC2) est son purgatoire biomorphique : adoptant la forme d’un album fourre-tout, il anticipe les œuvres les plus audacieuses de Steve Tomasula et intègre textes manuscrits, photos ou éructations graphiques à son récit de famille(s) giratoire. Breeze Avenue, enfin, ambitionne certainement d’être le roman le plus insensé jamais conçu : 3,000,000 pages éparses, 1,700,000 sous éléments autonomes dont 16 œuvres de fiction écrites en Anglais, en Yiddish et en Latin, 802 poèmes, 64 essais et bien, bien, bien plus encore, sans aucun corps, coeur ni totalité pour les tenir, dont personne ne fera jamais l’expérience intégrale mais qui devrait à terme être disponible sur un site internet, imprimé en version abrégée (28 volumes de textes et d’image bientôt disponibles à l’achat) ou 4000 volumes de 750 pages chacun qu’on pourra consulter dans des lieux dédiés (une fondation à but non-lucratif devrait se consacrer à la mise en place des dispositifs). A la fois naïf et magistral, typique et singulier jusqu’à l’excentrique, Richard Grossman s’inscrit pourtant dans une tradition bien plus ancestrale, bien plus cruciale qu’elle n’a en a l’air. Il a répondu à mes questions par e-mails au mois de décembre dernier.

— Olivier Lamm


L’Homme-Alphabet est initialement paru chez FC2 en 1993 : aujourd’hui qu’il est enfin traduit en français, comment jugez-vous cette première pierre de l’édifice gigantesque qu’est American Letters ? Comment s’insère-t-il dans le reste de votre oeuvre ?

Je suis extrêmement heureux que mon oeuvre soit enfin traduite en Français, parce que j’ai l’impression que mes romans s’inscrivent idéalement dans les styles, les sensibilités et la tradition gauloises. Je pense que les français auront l’instinct pour comprendre mon point de vue, mon sens de l’humour et mes techniques romanesques. Je suis tout à fait impatient d’avoir un lectorat français. Je suis absolument satisfait par le roman, et si on m’en donnait l’occasion, je ne changerais rien. Pour ce qui concerne la dernière partie de votre question : je n’ai pas l’impression que mon écriture ait évolué. J’aurais plutôt l’impression d’être confronté à des défis d’ordre séquentiel, qui imposent des changements intérieurs qui apparaissent sous la forme de changements radicaux de style et d’approche qui surviennent au fur et à mesure des projets.

Le titre de votre trilogie, American Letters, est polysémique : pourriez-vous donner les raisons qui vous ont poussé à le préféré « letters » à « littérature » par exemple ? Percevez-vous une identité, une singularité qui seraient communes à toutes les œuvres de littérature qui ont été écrites aux USA ? Quid des « lettres » américaine, c’est-à-dire des cénacles littéraires ?

« American Letters » est une référence au fait que les trois œuvres qui composent la trilogie se basent sur des systèmes alphabétiques distincts, sont tous très essentiellement épistolaires, et affichent un penchant « belletristique » très fort en dépit des efforts de fracturation et de recomposition qui les relient entre eux. En d’autres termes, le jeu de mots est multiple. A l’interieur de Breeze Avenue, on trouve un roman en germes qui est un corrélat de L’Homme-Alphabet et de The Book of Lazarus  : les trois romans sont étroitement liés par leur thème, leur caractère, leurs épisodes, leur structure et leur dessin. D’autres similitudes apparaissent ici et là dans la masse plus étendue de Breeze Avenue. La trilogie toute entière est ordonnée et réticulée à un niveau microcosmique. J’évoque le « monde des lettres » de la manière la plus désobligeante possible dans plusieurs des mes livres, mais sa médiocrité et ses petites machinations ne m’intéressent pas plus que ça.

Doit on lire L’Homme-Alphabet comme une ouverture à la trilogie ou comme une simple partie ?

Ce n’est pas une ouverture, mais une partie, qui se reflète dans les autres œuvres de la trilogie.

Il semblerait qu’à l’instar de « Licht », l’opéra du compositeur Karlheinz Stockhausen qui englobe l’intégralité des œuvres qu’il a composé pendant les vingt dernières années de sa vie, tout ce que vous écrivez puisse faire partie de la trilogie. Ce qui m’amène à m’interroger : quelle est votre définition d’une oeuvre d’art, notamment littéraire ? Avec des thématiques et une échelle aussi larges que celle de Breeze Avenue, où se trouvent son essence et sa raison d’être ? Le mot « breeze » (brise), justement, pourrait-il un indice ?

Je dois absolument préciser que certaines de mes œuvres ne font pas partie de la trilogie. En ce qui concerne ma définition de l’oeuvre d’art, « si ça caquette comme un canard, alors c’est un canard ». Mais on entend beaucoup de caquètements imaginaires. On voit des oies déguisées en habits de canards. Des faux eidolons. American Letters est construit selon une structure holographique. Chaque petit détail doit être autosemblable, de la même manière que les systèmes chaotiques physiques sont autosemblables en profondeur. La « brise » de ma littérature est une « fluidité » chaotique mais dont les profondeurs suivent des patterns complexes qui émettent du savoir poétique à partir d’observations et d’analyses. Le bonheur se cache autant dans l’ensemble que dans ce qu’il produit pour l’imagination.

Breeze Avenue s’incarne en plusieurs ensembles différents,physiques ou virtuels. Comment est-ce possible ? D’un point de vue platonicien, c’est un paradoxe.

Breeze Avenue existe dans un nombre infini de versions. D’un point de vue platonicien, il convient plutôt de l’imaginer comme un multivers, où chaque itération possible a une base idéale absolue et immuable. Pas que je croie littéralement à l’existence des multivers tels qu’ils sont postulés par certains physiciens – tout du moins ça ne me semble pas intuitivement correct – mais je crois qu’il existe un nombre infini de possibilités à l’état primordial dans l’esprit du poète, et que chacune a le même bien-fondé.

A quel moment de l’écriture la Divine Comédie est-elle apparue dans votre projet ? Qu’en est-il des influences plus ou moins soulignées de Whitman, Rilke, Christopher Smart ?

Le seul qui m’ait influencé est Dante. Mais j’avais l’idée d’une trilogie sur l’enfer, le paradis et le purgatoire avant de penser à Dante. La Divine Comédie n’est qu’un comparatif. L’oeuvre de Dante et la mienne partagent leur dessein, basé sur un pèlerinage spirituel commun à de nombreux « esprits », ainsi que l’éclat et le souffle de leur ambition. Son amour pour Florence ressemble à celui que je ressens pour l’Amérique, bien qu’il ait souffert d’une forme d’exil très différente de la mienne. Il se trouve qu’un cinquième auteur, qu’on retrouve dans L’Homme-Alphabet, m’a profondément influencé par la puissance de sa poésie : Christopher Marlowe.
 
Qu’en est-il de la Bible ? A-t-elle joué une rôle important dans votre éducation littéraire et dans l’élaboration de votre propre littérature ? Comment expliquez-vous qu’elle ait joué un rôle aussi proéminent et essentiel dans la littérature anglo-saxonne, plus particulièrement celle de votre pays ?
 
Il est tout à fait juste que la Bible, plus particulièrement celle du roi Jacques (la « King James Version », publiée en Angleterre en1611, est une traduction de la Bible en anglais réalisée sous le règne de Jacques Ier d’Angleterre ; elle est encore la plus lue des bibles anglo-saxonnes, et c’est celle qu’utilisèrent Milton, Blake ou Melville pour leurs oeuvres, ndr), a eu un impact considérable sur ma littérature. Le nombre d’appareils rhétoriques, de voix, de styles, d’éléments contradictoires, de points de vue, de cadres narratifs, de duplicités, de redondances et d’histoires cachées qu’elle contient est quasiment infini. Aussi, la Bible est un amalgame de vers et de prose, de mythe et de faits. Sa démarche compilatrice, bien que diachronique et non-individuelle, est très proche de la mienne. Mon oeuvre, en revanche, n’a qu’un seul auteur sous-jacent, ce qui constitue sa principale différence structurelle avec la Bible. L’entrelacement de la liberté individuelle et de la ferveur biblique étant un thème éternel de la vie américaine et une source de tension salutaire, il est logique qu’elle fasse partie de notre littérature.

Kathy Acker a décrit L’Homme-Alphabet comme « un livre qui évoque tout. Qui signifie tout ». Est-ce que vous êtes d’accord avec ce paradoxe borgèsien d’un livre qui contiendrait plus de multitudes que le monde ? Je vous pose précisément cette question parce que vous présentez L’Homme-Alphabet et The Book of Lazarus, en contraste avec Breeze Avenue, comme « statiques et finis ». Un auteur comme Julian Rios, et avant lui Joyce, Sterne ou Nabokov, diraient au contraire que les auteurs de romans et de poésie n’ont pas besoin d’hypertextes et d’autres médias pour rendre leurs œuvres « fluides et infinies »…

Le vingtième siècle, comme d’autres siècles antérieurs, est rempli d’une pléthore de déclarations péremptoires d’auteurs extralucides que l’on ferait mieux de ne plus lire. Sont-ils les gardiens d’une sagesse exceptionnelle pour avoir le droit de décider des besoins des autres auteurs ? Prendre la plume pour la poser sur le papier (ou le papyrus) est un acte nécessairement limité. J’essaye de dépasser ces limites esthétiques afin de m’insérer au sein d’autres formes d’expression, de les faire évoluer. Je crée des « gènes synthétiques ». Le point de vue que j’adopte sur les outils et les méthodes de la pratique littéraire est entièrement nouveau.

Vous prétendez que Breeze Avenue contient plus d’informations que la Bibliothèque du Congrès, qui est la plus grande du monde en nombre de volumes. Le monde a-t-il besoin d’une telle oeuvre ?

Personne n’en a besoin, mais certains peuvent désirer son existence.

Parmi les nombreuses particularités de L’Homme-Alphabet, il y a les références à la littérature de genre (les romans d’horreur, les polars hard-boiled) et à la mythologie des tueurs en série (le clown qui habite la psyche de Clyde) : vos emprunts sont-ils passionnés ou distancés ? Avez-vous lu La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, dont la parution est postérieure à celle de L’Homme-Alphabet, et le dont le principal narrateur et exégète est également tatoueur ?

Toutes les emprunts dans L’Homme-Alphabet sont passionnés. Et de manière plus générale, je suis émotionnellement impliqué dans tout ce que j’écris. J’ai lu Jim Thompson, Danielewski, Harold Jaffe et Stephen King. Bien sûr, La Maison des feuilles est postérieure à L’Homme-Alphabet. Aucun de ces livres n’a eu la moindre influence sur les miens.

Dans le roman, Clyde lui-même est confronté aux exigences de ses éditeurs, qui lui demandent d’écrire de manière « plus simple » afin d’acquérir plus de lecteurs. Avez-vous vous-même été confronté à ce paradoxe ?

Comme mon personnage, je n’écris pour personne. J’aurais plutôt tendance à attaquer le lecteur. Parfois en douceur, parfois de manière plus vicieuse. Je n’ai jamais cherché l’approbation de ceux qui lisent mes livres. Plus précisément, j’ai toujours pensé que j’avais le talent pour devenir un auteur plus connu, parce que j’ai suffisamment confiance dans la souplesse de mon écriture pour savoir comment caresser le public dans le sens du poil. Mais rechercher la popularité en soi est un but odieux. Jusqu’à aujourd’hui et l’émergence de la trilogie, j’ai volontairement mené ma vie en cachant mon identité d’écrivain et, à quelques exceptions près, en évitant d’être publié. Ce qui a largement contribué à la qualité de ma vie et de mon oeuvre.

Le nom du protagoniste du roman est une compression des nomes de trois célèbres meurtriers américains, Clyde Barrow, John Wayne Gacy et Joseph Paul Franklin. Doit-on le considérer comme un poème en chair et en lettres plutôt que comme un vrai personnage ?

Franklin est un personnage étoffé. Les personnages de mes romans ne sont pas docétiques. A quelques exceptions près.

Pourquoi situer l’action à Washington ? Serait-ce lié à votre affirmation comme quoi la trilogie serait un « commentaire acerbe sur la politique et la culture américaine » ?

La fin du monde se prépare en ce moment même dans les bureaux du pouvoir législatif. Comme on peut le lire de manière centrale dans The Book of Lazarus, le Mal forme une brume ; et cette brume a envahi Washington au détriment de mon pays. Je me considère comme un auteur intensément politique, mais en second lieu : je suis avant tout un écrivain spirituel. La politique, c’est de la spiritualité avec des fouets. Soit dit en passant, je n’ai aucune envie de provoquer de la controverse comme une fin en soi, ni d’énoncer des idées décisives. Mais je suis inlassablement critique, c’est certain. Personne ne sauvera cette planète de l’illettrisme qui la menace. Et il faudra que les gens réapprennent à penser s’ils veulent réapprendre à lire. En attendant, la ruée se dirige vers le cratère.

Vous considérez-vous en premier comme un poète, un romancier ou un théoricien ? Ou, d’une manière plus large, comme un « artiste », voire un artiste multimédia ?

Je suis un poète. Tout ce que j’écris, peu importe la forme, est poétique d’une manière ou d’une autre. Tout le reste est connexe.

Considérez-vous l’inclusion de photos et de dessins dans The Book of Lazarus comme un geste littéraire ?

Les dessins sous-entendent certainement un geste. Ils s’incorporent dans une méthode littéraire (le geste comme quelque chose de mystérieux, enfantin et vide, pourtant rempli de peur). Ils sont plutôt existentiels, et j’utilise le terme parce que les mots me manquent, que littéraires. La signification des photos des disparus imaginaires qui ont sauvé d’autres disparus imaginaires est multiple, et constitue un commentaire sur la nature du medium photographique lui-même.

Qu’en est-il de Breeze Avenue ? Dans la mesure où l’oeuvre inclut de la musique, des plans architecturaux, du théâtres, des diagrammes de danses d’abeilles, ne dépasse-t-elle pas du cadre de la littérature ?
 
La littérature est le produit de l’écriture des gens doués. Tout ce que je fais ou dont je provoque la manifestation dans mon oeuvre est d’une certaine manière performative de l’écriture, et donc présomptivement littéraire.

Il semblerait que vous estimiez la poésie au-dessus de toutes les autres formes littéraires. Vous reconnaissez-vous dans cette phrase de L’Homme-Alphabet : “Before the birth of numbers came the death of poetry” ? 

Je considère la poésie comme la forme la plus élevée de réalisation créative. La phrase que vous évoquez est une déclaration réitérative, une exagération qui exprime un fait culturel à travers la terminologie du clown. La poésie est morte et enterrée, partout. Plus un tressaillement ne l’agite. Désormais, la race humaine peut calculer et vivre ses vies calculées, mais est devenue incapable de créer un corpus de poésie dont le langage serait musical et qui exprimerait une vérité tangible.

La lecture du monde comme un texte de littérature, c’est-à-dire l’inversion du texte comme outil descriptif (le signifiant) et de la réalité qu’il décrit (le signifié) est devenu une composante presque classique des corpus postmodernes et post-structuralistes (certains diraient qu’elle faisait déjà partie du Tanakh) : pourquoi l’exposer d’une manière aussi crue et explicite dans L’Homme-Alphabet  ?

Je ne suis pas d’accord avec ces distinctions particulières qu’affectionnent tant de théoriciens, et je ne crois pas que le lecteur participe à des actes d’expertise qui puissent apparaître pertinents aux yeux des autres d’une manière significative. La dichotomie entre le signifiant et le signifié est cependant bien réelle, et L’Homme-Alphabet, entre autres intentions, traite spécifiquement de ces objets qui habitent les zones liminales, fantômatiques et psychotiques qui séparant la pensée de l’expérience. La terreur est une chose sinistre et explicite ; pour arriver à la recréer, il convient de faire appel à des méthodes sinistrement explicites.

Les auteurs qui travaillent sur l’alphabet comme un thème littéraire s’inscrivent dans une tradition qui remonte au Talmud et à l’Alphabet de Yeshoua Ben Sira : Walter Abish (Alphabetical Africa), Georges Perec (La disparition), Milorad Pavić (le Dictionnaires Khazar)… L’un d’entre-eux vous a-t-il influencé ?

Non. Mais l’alphabet, dans son acception la plus large, structure non seulement les systèmes d’écriture mais la conscience et la nature. Il se trouve d’ailleurs que la nature comme système linguistique est le thème des 500 poèmes pastoraux qui composent The Animals.

Il me semble que vous seriez un écrivain bien plus « heureux » si vous écriviez en Chinois ou en Japonais – dans la mesure ou dans leur forme écrite, ces langues fusionnent image, idée et mot dans une manière bien plus directe et bien moins contrainte que les langues à alphabet. Vous êtes vous jamais enfermé dans les limitations de la langue anglaise ?

J’ai utilisé les deux, et je me réfère souvent à des grands textes asiatiques qui ont joué un rôle essentiel dans mon éducation. Mais aucun langage n’est idéal. J’adore l’Anglais. J’adore le fait que ce soit une langue bâtarde qui a germé dans les flaques de sang des vendettas viking. En termes de métrique poétique, elle n’a pas d’équivalent. La seule autre langue dans laquelle j’aimerais savoir écrire est l’Hébreu ancien.