Stanley Kubrick | Eyes Wide Shut (2/2)

Alice ou les Reflets de la Parole (2nde partie) |

[lire la première partie]

Si d’un seul mot à qui que ce soit vous révélez ce que vous avez vu, de terribles conséquences s’ensuivront pour vous et votre famille », avertissait le maître de cérémonie. Par le biais de son personnage central, le film nous invite donc à nous arrêter pour revenir en arrière, et non en pure perte mais pour mettre à l’épreuve ce que nous croyons voir en lui. Si nous décidons, au sortir du film, que Bill c’est nous (lui qui possède ce voeu inavouable de récupérer son ancienne vie), c’est, qu’à notre tour, nous aurons accepter de ne pas nous confronter à l’idée insaisissable que nous tendait Alice, à sa parole « qui pourrait exprimer l’ineffable » [1], elle qui semble l’avoir intériorisée là où le film n’a offert à Bill que des devinettes indéchiffrables pour lui, tapies dans les coins de murs, sur des journaux et des serviettes de table. Frederic Raphael confie que Kubrick « semble vouloir filmer des sentiments, saisir l’impalpable et palper précisément cela ». Plus loin, il termine par cette anecdote : « Je me rappelle, mais ne le dis pas à Kubrick, une histoire à propos de Louis Malle, qui venait de terminer Black Moon avec un budget de deux millions de dollars. Billy Wilder lui demanda ce dont il s’agissait. Louis répondit : « Eh bien Billy, en quelque sorte c’est… un rêve à l’intérieur d’un rêve. » Wilder dit : « Tu viens de perdre deux millions de dollars. » [2]

S’agit-il de cela dans Eyes Wide Shut? « Un rêve à l’intérieur d’un rêve » ? Et qui plus est de quelqu’un d’autre ? Celui de Bill dans celui d’Alice, et peut-être celui de Raphael dans celui de Kubrick ? Cet enchâssement expliquerait que l’entrevue avec Ziegler, tout comme Ziegler lui-même, deus ex-machina de la raison filmique, demeurent les seules inventions au sens strict du scénariste. C’est d’ailleurs au cours de cette scène que le langage s’autorise à devenir plus grossier, plus tapageur, où le spectateur et le personnage s’apprêtent subrepticement à être dirigés vers la sortie. Elle constitue la dernière étape du parcours qui va l’amener à choisir et réfléchir (à) ce qu’il vient de voir ; à décider si tout cela n’aura été pour lui qu’une immense mascarade, ou bien une formidable opportunité de mettre son regard et lui-même à l’épreuve.

Dans cette errance à laquelle EWS nous convie, il y a ce plan très bref (invitation la plus pure adressée à l’exégète) qui nous fait découvrir en même temps que Bill un article de journal sur la mort d’une certaine Amanda Curran. Mise en pause, l’image nous révèle à nous, spectateurs, un détail auquel Bill ne semble pas réagir, à savoir ces étranges répétitions de phrases placées respectivement dans chacune des trois colonnes que contient la dépêche. Comme de nombreux éléments du film, il faut davantage chercher l’impression ou l’intuition que produisent les signes, tels ces « symboles de rien » dont parlait Buñuel. Et devant ces phrases qui confèrent tout à coup à ce fait divers une allure bricolée, improvisée, comme pris de cours, de notre côté nous pensons alors à Shining et au livre composé d’une seule phrase que découvre le personnage joué par Shelley Duval sur la table de travail de son mari. À l’évidence, il arrive un moment où les mots butent, où ils commencent à s’essouffler – coïncidant avec l’acmé paranoïaque du héros. Plus rien ne devient lisible. Comme dans le livre d’Henry James, L’Image dans le Tapis, nous passerons de toutes façons toujours à côté de ce que nous cherchons à trop analyser. Et si le roman de Schnitzler, lui, s’arrange pour nous livrer des indices et des clés bien plus clairs et rassurants, tout, absolument tout dans EWS participe à cette sensation d’un semblant de monde, à la fois familier et décalé, incomplet et faussé, dont les plus infimes détails qui le constituent y ont soigneusement été mis pour nous retenir captif dans ses méandres.

“Eyes Wide Shut, dans ses manifestations physiques les plus récurrentes, est scindé entre rires et larmes, à la manière des masques de la comedia dell’arte.”

Eyes Wide Shut, dans ses manifestations physiques les plus récurrentes, est scindé entre rires et larmes, à la manière des masques de la comedia dell’arte. Il se partage entre ce qui sort du corps (rire, parler, pleurer, regarder) et ce qui travaille le corps (récits, rêves, visions, fantômes). Il est soumis à tout un jeu d’échos et de rimes [3], mais surtout il offre en creux le portrait d’une femme qui attend, qui elle aussi, bien que le film nous le cache, semble avoir phosphoré sur le désir inscrit au cœur de sa parole ; elle qui demande contre toute attente dans la scène finale, dans le seul champ/contre-champ frontal du film, « d’être reconnaissants ».

Le bruit ambiant a, du reste, déjà baissé sans même que l’on ait pu s’en rendre compte quand Alice rétorque à Bill d’une voix soulagée : « Autant que je puisse être sûr que la réalité d’une simple nuit… sans parler de celle de toute une vie… soit vraiment la vérité ». Bill vient de démontrer qu’il a besoin de voir une idée, surtout lorsqu’elle ne lui appartient pas, lorsqu’il ne la comprend pas, de la vivre jusqu’au bout, même si l’on ne sait jamais ce qu’il en tire ou ce qu’il en pense (phénomène on ne peut plus anti-hollywoodien), y compris s’il doit se rendre là où « finit l’arc-en ciel », c’est-à-dire là où les images tombent, comme les masques, à la fin muées, dans ce grand magasin où le film les laisse, en un amas de peluches.

Bill ne sait pas d’où il revient, lui qui désirait ardemment rentrer chez lui et n’y parvenait pas. Il lui aura été donné l’opportunité de raconter son histoire et de la faire vivre à son tour chez Alice. Mais dans ce sillon de la fiction, la liberté qu’offre non seulement le film mais aussi le livre, c’est de nous laisser maître de ce que nous choisissons de vivre avec eux. La réalité d’une parole, pour paraphraser Jean-Louis Schefer, ne sera jamais rien d’autre que « l’effet qu’elle produit ».

Peu de temps avant de mourir, Stanley Kubrick travaillait au film A.I, Intelligence Artificielle (lui aussi tiré d’une nouvelle), et dont le scénario fut mis de côté, faute d’avoir les avancées technologiques qui lui auraient permis de faire jouer le petit garçon du film par un vrai robot. Repris par Steven Spielberg, A.I ne raconte en substance rien d’autre que l’histoire d’un garçon, David, fait de métal et de fils électriques, qui se retrouve tout à coup confronté à l’idée de l’amour, idée qui n’est d’ailleurs plus qu’un programme informatique. C’est un humanoïde qui parle certes le langage de l’amour mais sans en avoir fait l’expérience, ni même en avoir éprouvé l’histoire. Héléna, la fille des Harford dans EWS, était une figurante ; David sera en revanche un intercesseur pour toute l’humanité. Comme Bill, il cherche une réplique pendant plus de deux heures (passant des humains aux machines puis aux extraterrestres, rappelant en cela 2001). Comme Bill, il reçoit le sentiment comme une interférence, un court-circuit, et cette fois dans son sens le plus littéral.

David et Bill sont des êtres à qui on n’a pas « expliqué le monde », selon les mots qui seront ceux de Monica en abandonnant son garçon-robot dans la forêt. David est l’être qui émana du deuil de son concepteur suite à la perte de son fils et qui, en répandant l’image de celui-ci parmi les familles elles-mêmes endeuillées, leur livrait une histoire vouée inévitablement à se répéter. Une histoire inscrite dans une formule magique, celle indéchiffrable du « protocole d’empreinte » lu par sa mère – celle aussi bien sûr, plus lointaine, de Pinocchio. Au fond toutes celles, initiatiques, que nous devons regarder en face pour qu’elles puissent se rejouer en nous :

« Cirrus…

Socrate…

Particule…

Décibel…

Ouragan…

Dauphin…

Tulipe… »

« Fuck »,

s’était contenté Alice.


[1] Arthur Schnitzler, op. cit., p. 10.

[2] Frederic Raphael, Deux ans avec Kubrick, Plon, 1999, p. 79.

[3] On peut en trouver l’inventaire le plus exhaustif sur le site de Jeffrey Scott Bernstein.


Stanley Kubrick | Eyes Wide Shut | 1999.
Adaptation du roman Traumnovelle de Arthur Schnitzler (1926).