Stanley Kubrick | Eyes Wide Shut (1/2)

Alice ou les Reflets de la Parole (1ère partie) |

“Si vous avez compris ce que j’ai dit, c’est que je me suis mal exprimé.”

— Alan Greenspan

“Quand les gens sont de mon avis, j’ai toujours le sentiment de m’être trompé.”

— Oscar Wilde

Perdre le Nord.

La meilleure image que l’on ait pu donner d’Eyes Wide Shut (EWS) est bien celle d’une boussole : E pour East, W pour West et S pour South.

Tout commença le soir où Bill et Alice Harford ont été en retard à leur réception. À ce point en retard qu’Alice, magnifiquement apprêtée et assise sur les toilettes en train d’uriner, prit tout de même le temps de demander à son mari comment il la trouvait. Et Bill, penché sur le miroir de leur salle de bains exigüe, ajustant son nœud pap’ et sans prendre la peine de se retourner, répondit à sa femme qu’il la trouvait parfaite.

Il ne l’avait pas regardée, pour la simple raison que le miroir, au sens propre dans cette scène, c’était Alice. À la fois l’objet que l’on retrouvera sur l’affiche du film et celui par lequel s’offrira son regard à elle durant la première demi-heure. Un regard particulier, toujours bref, dans lequel nous comprenons à chaque fois qu’il s’agit, comme devant tout miroir, de notre hébétude : celle d’Alice ayant en tête, on le suppose, ce qu’elle s’apprête à dire à Bill ; puis celle de Bill tout au long du film envers elle, lorsqu’il sait enfin et ne peut oublier ce qu’Alice n’avait pas prévu de lui dire. Son regard absorbé, absent, rabâché par Kubrick dans nombre de ses plans, témoigne à l’instar de cette fausse politesse dans leur salle de bains combien Bill est celui qui n’a rien vu (pendant leurs vacances à Cap Cod ; ou avec Marion, celle qui lui avouera son amour) et dont la parole de sa femme, elle-même tombant son propre masque, annihile chez lui la capacité de répliquer. L’exploit d’Eyes Wide Shut est alors de nous montrer une expérience, celle du mari, comme on nous montrerait un raisonnement, avec ses moments d’audace, de rechute ou de recueillement. C’est également montrer la capacité d’une image à se régénérer (cette scène érotique fantasmée entre sa femme et l’officier avec laquelle Bill relance à chaque fois sa virée nocturne), avec cette propension à devenir bigger than life, à enfler et à faire enfler autour d’elles les autres images qu’elle provoque.

À s’enfoncer à notre tour toujours plus avant dans la vertigineuse matière exégétique que sont les livres, les articles, les blogs, au milieu de tous ces yeux qui ont scruté les moindres recoins du film, fomenté les raccords et les déductions les plus audacieux, EWS semble depuis fonctionner comme un lieu dans lequel il nous est permis d’aller trop loin, de nous emballer, de nous entêter, puisque tout est susceptible d’y faire sens. Telle que l’a synthétiquement décrit Diane Morel, le film nous montre « un espace dont le mystère ne vient pas de ce qui est caché, mais de ce qui est visible »[1]. Un film, pour reprendre un argument de la critique de Tom Block, « que l’on gagne davantage à analyser qu’à regarder »[2].

Si Eyes Wide Shut est une rêverie, c’est tout d’abord parce qu’il formule, par son titre, une image impossible : son oxymoron traduisant une interférence subtile de la syntaxe sur l’expression visuelle à laquelle le titre fait référence. Si ensuite Eyes Wide Shut invite aux rêveries de toutes sortes, c’est parce que lui-même vient d’au-delà et d’en-deçà de sa narration principale ; il invite d’autres histoires, d’autres époques à venir le raconter.

Le film est sorti il y a désormais quinze ans, en été, or son action se déroule pendant les fêtes de Noël. Il ressemble en tout point à ces contes dont l’Amérique est une mine intarissable, où le personnage principal est très souvent amené à faire la douloureuse expérience de sa cécité. Le film voyage ainsi parmi certaines références qu’il cite bien volontiers, telles Casse-Noisette, L’Art D’Aimer d’Ovide ou encore l’opéra Fidelio de Beethoven. Tout le discours du prétendant hongrois à propos du mariage, et qui danse avec Alice à la soirée chez les Ziegler, fait de très près référence à la vie d’Albertine, la Alice de la nouvelle de Schnitzler, avant qu’elle n’épouse Florestan (aka Bill).

De manière plus souterraine encore, diffractés en autant d’easter eggs, on constate que les évènements sont explicités — voire déterminés — par un sous-texte omniprésent, voire parfois omniscient : des mots, des enseignes de magasins, une chanson, des livres, un gros titre de journal ou un jeu de société familial. Ces éléments qui sondent le réel auquel nous assistons, en l’occurrence celui de Bill parcourant la ville de New York et de ses environs (reconstitués à Londres), nous dit bien que le monde ressemble avant tout au regard que nous posons sur lui, que la fiction (mais cela peut être vrai du rêve) permet bel et bien d’expérimenter la réalité. Raison pour laquelle le regard s’accepte ici davantage comme quelque chose qui va vers l’extérieur, et non vers l’intérieur.

“Plus les images deviennent excessives, c’est-à-dire à mesure que Bill complète et explicite ses visions (celle de sa femme avec l’officier), plus la parole d’Alice se perd, s’efface, s’oublie même sous le poids de cette chimère qu’il se crée autour de lui.”

EWS est un film compacté, à la manière d’un spectre (la lumière du film et sa référence répétée à « l’arc-en-ciel » le prouvent), dont les images, celles que convoquent le personnage de Tom Cruise (par action ou pensée), sont comme les conséquences et les échappées dans un monde miroir du récit qu’Alice a infusé en lui : la fiction cherchant ici, par des moyens géographiques, stylistiques et thématiques à restituer la trajectoire d’une idée. Et plus les images deviennent excessives, c’est-à-dire à mesure que Bill complète et explicite ses visions (celle de sa femme avec l’officier), plus la parole d’Alice se perd, s’efface, s’oublie même sous le poids de cette chimère qu’il se crée autour de lui. Mais l’acte le plus déterminant du film de Kubrick consiste à ne nous montrer que l’expérience de cette réplique (« Je vais tout te dire ! », promet-il en pleurs dans les bras d’Alice dans l’avant avant-dernière séquence), à savoir ses éléments et leur continuité mais non leurs formulations dialoguées. Bref : à nous priver de l’analyse. Le point aveugle sera ce qui aurait dû être le point central du film. Kubrick décide par un simple raccord que nous ne saurons rien de la supposée confession de Bill ; qu’il nous sera seulement permis de nous interroger sur les larmes d’Alice, et sur leur sens.

Ellipse déjà présente dans la nouvelle, il réside en elle la raison pour laquelle tout le monde pense avoir compris la signification d’EWS et son avalanche de pistes, à l’instar de certains critiques qui ont préténdu voir le bébé de Rosemary’s Baby (1968, Roman Polanski) dont on ne devine l’hideur uniquement par le cri muet de dégoût qu’il provoque chez sa mère (jouée par Mia Farrow). En opérant cette privation capitale pour un spectateur qui a épousé le point de vue de Bill durant plus de deux heures, le film nous amène à devoir combler le travail manquant et ainsi voir EWS comme un film qui n’a que des questions à offrir ; un film qui a besoin de nous pour exister. Dans le livre que Frederic Raphael a écrit sur sa collaboration avec Kubrick, le scénariste rapporte une de leurs conversations dans laquelle il lui avoua à propos de la nouvelle de Schnitzler : « À mon avis, ce qui est intéressant dans les rêves qu’on trouve dans les histoires, c’est ce que les gens en disent. La façon dont ils les décrivent plus que ce qu’ils décrivent. [3]

“Chaque parole, qu’elle soit entendue ou suggérée, ne raconte que des évènements qui ont été privés du moment du choix.”

Tout EWS est comme traversé par le malentendu : une confession répond à une confidence, dont on ne sait en premier lieu si elle est une chance, « un reproche, [ou] peut-être une menace ». [4] Chaque parole, qu’elle soit entendue ou suggérée, ne raconte que des évènements qui ont été privés du moment du choix : la mort du père de Marion interrompt la confrontation avec Alice ; Alice, ensuite, interrompt par son coup de téléphone la passe entre Bill et Domino ; enfin, Amanda « sauve » Bill de la soirée à Somerton. Pas de sexe donc, ni d’érotisme, mais bien une déclinaison des corps, celui d’Alice, dont les avatars se nichent à chacun des moments-clés du film. Marion, Domino, Mandy, la fille de Milich : EWS est peuplé de figures féminines aux cheveux blond vénitien (couleur entre deux couleurs) et qui chacune représentent les seuls êtres proprement bienveillants du film. Nulle n’est d’ailleurs un objet de tentation, nulle n’est hyper-sexuée. C’est avec elles que se cristallise la présence du double, qu’apparait et se forme l’histoire dans son envers et son endroit : tout d’abord sous son versant naïf avant son retour, plus tard cette fois, sous son versant catastrophique : Carl répond à la place de Marion, Domino apprend qu’elle est séropositive, Amanda est morte et la fille de Milich accepte de se prostituer pour son père.

De la même manière : pourquoi le rêve d’Alice, qui va précipiter Bill dans sa seconde journée d’errance, est-il traité dans son jeu comme un aveu encore plus grave et dramatique que celui initial qui a mis en branle l’imaginaire et la longue marche de Bill ? Les larmes, le regard fuyant de la jeune femme éloignent en effet de plus en plus la vision tranquille, défiante et assurée que nous avons eue d’elle au cours de sa première confidence. Dans le jeu des équivalences, Alice semble à son tour être affectée par ce que provoque ou convoque son mari : elle rit dans son sommeil alors que le cauchemar était en fait horrible. Ce rêve, dont les scénaristes ont pris soin d’inscrire l’écho de la soirée à Somerton, finit comme s’acheva leur confrontation dans la chambre à coucher : par un rire, un rire « sans joie » — pour paraphraser la nouvelle de Schnitzler —, et dans lequel on ne se reconnait pas. Cette scène relance l’action, la réoriente : les pleurs et les hésitations d’Alice permettent de mieux comprendre quelle audace avait pu s’emparer d’elle pour lui permettre de nous parler aussi paisiblement lors de son premier monologue, d’un timbre à la fois « doux et triste ». À présent réveillée, nous comprenons enfin : c’est que la jeune femme s’était adressée à nous depuis un rêve.

[lire la seconde partie]


[1] Diane Morel, Eyes Wide Shut ou l’étrange labyrinthe, PUF, Études Littéraires, Paris, 2002, p. 19.

[2] Tom Block, Eyes Wide Shut, Culture Vulture website.

[3] Frederic Raphael, Deux ans avec Kubrick, Plon, 1999, p. 37.

[4] Arthur Schnitzler, Rien qu’un rêve, Pocket, Paris, 1999, p. 14.


Stanley Kubrick | Eyes Wide Shut | 1999.
Adaptation du roman Traumnovelle de Arthur Schnitzler (1926).