Le rire glacé du masque |
Mais non, je ne suis pas mort. C’est bien plus pire ! Il faut dire que j’ai tous les inconvénients de la mort sans en avoir les avantages. Un moine sans foi, je suis. Et aussi un forçat innocent ?
Malade de la mort et relégué du monde des lettres, André de Richaud, sur le seuil de la disparition, ne perdit pourtant pas son mordant et s’évertua à interpeller une ultime fois l’improbable lecteur avec ce texte écrit sur les prières répétées de l’éditeur Robert Morel en 1965 : Je ne suis pas mort. Trois ans plus tard, le moine ne trouva pas la grâce mais cette ombre qu’il savait depuis toujours à l’affût. N’est pas arpenteur du pandémonium de l’inconscient, folie ou stridente nuit du fantasme, celui qui n’a pas une petite idée de l’envers du décor. Depuis 1961, Richaud partageait la même atmosphère rance que les vieillards d’un hospice de Vallauris. La mort, il la voyait donc partout, s’avançant sous les oripeaux d’une chair flasque, au son des gémissements de lombaires récalcitrantes. Qu’était donc devenu l’écornifleur accroché au couple Fernand et Jeanne Léger, où s’était donc dispersé le romancier dont la Douleur secoua tant Albert Camus qu’il se mit en devoir d’écrire, le poète adoubé par le Prix Guillaume-Apollinaire de 1954 pour Le Droit d’asile ? Mis à la porte de toutes les maisonnées éditoriales, noyé dans les embruns de ses excès éthyliques et des dettes qui le suivirent partout, peut-être aussi perdu dans le souvenir sidérant de sa rencontre avec Antonin Artaud à Rodez. À moins que, tout ce temps, il ne put jamais vraiment décoller ses rétines de l’abîme de la nuit qui approchait. Stridente nuit du fantasme disais-je, nuit de l’image déchaînée dans un flot intérieur furieux, image mentale qui est aussi l’image dont Maurice Blanchot disait qu’elle est « le regard du néant sur nous » (L’Amitié) et dont l’un des derniers romans de Richaud, La Nuit aveuglante (1944), livre un témoignage inquiet.
Réédité voilà quelques mois par les jeunes et gaillardes éditions Tusitala, La Nuit aveuglante affiche sous bien des aspects une allure saugrenue. Cyprien, le narrateur, y relate les mésaventures qui l’ont conduit à vivre pendant près de vingt ans cloîtré dans un refuge plus maudit qu’enchanté. Si le vin coule d’abondance par le robinet et sustente toutes les faims, que l’ampoule se charge d’électricité sans être raccordée à autre chose que le plafond et que la chambre vide se meuble une fois le soleil disparu derrière les hauteurs du Mont Ventoux, la « Villa Sainte Farce », siège de sa solitude, a tout d’une prison asilaire. Car l’Autre au dehors, homme comme animal, ne s’approche pas à moins d’un kilomètre. Ni renard ni souris ne daigne s’aventurer le long des pièces exiguës de sa combe. Même les lettres d’amour qu’il pastiche pour se distraire disparaissent, emportées par quelques chuchotements évanescents. Qu’à cela ne tienne, Cyprien s’égosille seul en remâchant ses souvenirs, jusqu’au moment où il consent à les coucher sur le papier. Quand bien même il se doute que personne ne viendra consulter ses mémoires, rien ne paraît ridicule ou superflu lorsque les jours sont essorés par l’ennui et que la seule distraction a portée de main est une bibliothèque habillée de mille fois le même livre. Bis repetita ad nauseum. Tient-il aussi à amuser par ce projet archivistique son geôlier invisible ? Surveillé, Cyprien est en effet persuadé de l’être, comme le prouvent les corrections au stylo rouge mouchetant les pages de son manuscrit, mais poursuivre l’écriture du fond de sa prison à ciel ouvert, sous ce panoptique virtuellement infini, a un indéniable petit goût de révolte.
Reprenez votre souffle. Richaud ne plaisante pas avec le surnaturel — dans la veine d’un Michaux non plus sous mescaline mais biberonnant sévère un lait d’ombre corsé. Il faut dire que Cyprien commence à en connaître un rayon, à force de surprises et de miracles misérables. L’univers semble se tordre, ployer hors de ses cadres édictés par le réel pour lui offrir gîte et couvert, rien que le strict nécessaire toutefois à sa survie et à son tourment. La Divine Charité est bien avare en comparaison de Prodige la merveilleuse — drôles de Vamps provençales. Cyprien, donc, est un « prisonnier libre », sans mur ni garde pour lui barrer la route, si ce n’est sa propre peur et celle qu’il est convaincu de provoquer en raison du masque de diable affreux recouvrant son visage à la suite d’une mauvaise blague commise lors de la Fête de la Saint-Jean. Or n’est-ce pas plutôt lui qui refuse de rejoindre la communauté des vivants, que les autres, finalement, qui se trouveraient terrifiés à l’idée d’approcher de la Villa Sainte-Farce ? Le monde s’est décidé contre lui, il le sait, Dieu l’a frappé de son doigt implacable, enfonçant au plus profond de sa peau le carton infernal au point que les deux se confondent désormais et que la sensation que des cornes lui poussent ne le relâchent jamais complétement. Dieu, s’il n’est pas jaloux, est friand des blagues les plus longues — simple question de point de vue, à l’aune de l’éternité. Car Cyprien a beau avoir imploré le céleste pardon et fait repentir, la punition n’a jamais cessé. La vie s’écrit depuis deux décennies dans la grammaire de l’empêchement.
Pourtant il faut bien sortir. Cyprien répète, atterré, que « mon enfer, c’est l’extrême liberté dont je jouis », toutefois l’adresse qu’il formule souterrainement à l’Autre par les voies de la plume indique que le désir de changement a planté ses graines dans les allées chaotiques de son esprit. Et, c’est bien connu, le désir chez les blasphémateurs et les sacrilèges est roi. Consigner ses mémoires est donc une première prise de risque tentée avec le destin ainsi qu’une reconquête de sa souveraineté de sujet, avant la chute dans l’au-dehors et au-delà. Se faisant violence, Cyprien sort de chez lui. Mais très vite, le pâle espoir que le lecteur nourrit est liquidé dans un soupir de résignation : pas de révolution sensible ou d’assomption sociabilisante au programme. Les rencontres de Cyprien se soldent toutes par l’échec de la communication, qu’il se dissimule derrière un trou pour observer une assemblée de philosophes flapis ou qu’il invective son double à travers la porte noire fermée à double tour qu’abrite dans son secret la Villa Sainte-Farce. Face à face, Cyprien ne se révèle pas meilleur interlocuteur, tantôt ennuyé par le bavardage incessant de la tête tranchée d’une victime de la Révolution française, tantôt obnubilé par le seul reflet réfléchi dans le sourire d’un garçon foudroyé. L’altérité semble une donnée inconcevable dans l’imaginaire forclos du héros psychotique de Richaud. Son espace subjectif s’est substitué au si terrible réel et les hallucinations n’auront de cesse d’en alimenter le rêve éveillé, quand bien même il tâchera de partir à la rencontre de ce quelqu’un extérieur. À bien des égards, Cyprien évoque la silhouette du fameux président Schreber, analysé en détails par Freud, Deleuze et Guattari, Schreber l’hermaphrodite rayonnant, élu par Dieu entre tou(te)s et face auquel même le soleil perd de sa superbe. Cyprien toutefois n’a pas son image en si haute estime et son élection s’épelle négation. Le masque qu’il dit arborer tout du long n’est-il pas l’emblème rugueux de son délire solitaire, le filtre au travers duquel il reconstitue l’univers ? La folie de Cyprien toutefois n’est pas totalement étanche et des fulgurances l’atteignent, des percées de réel le soustraient au gouffre du non-langage absolu, ce trou noir du sens qui signerait la mort du texte. Conscient par intermittences, Cyprien déclare : « je m’aperçois maintenant qu’à vouloir raconter mes histoires, je les provoque… » En cela, le texte de Richaud donne à entendre l’appel misérable et d’une insondable tristesse d’un homme voulant échapper à son état psychotique et qui, malgré ses efforts et ses tentatives répétées de déjouer ce monde qu’il a construit, n’en trouve jamais l’issue. Et pourtant, La Nuit aveuglante est aussi et paradoxalement cette éloge de l’imaginaire, une invitation à se jeter dans une vision fantasmatique : l’engloutissement délibéré dans le fond de cette « phase merveilleuse de la folie, celle dont on ne peut guérir. Les choses qu’on y voit et entend ne peuvent être racontées aux humains, car les humains ne penseraient plus qu’à devenir fous » (citation tirée de son roman La Fontaine des lunatiques, 1932). Entre-deux indécidable, ferment de la persistance de ce court mais truculent récit, que la plume virevoltante et gourmande d’images de Richaud fait bien plus qu’ornementer. Car l’équilibre fragile sur lequel se tient le texte réside dans la force du rire de Richaud, dans les remarques et les commentaires acerbes, goguenards ou moqueurs qui parsèment à l’envi le courant de sa prose. Il n’y qu`à voir comment il tourne en ridicule ses comparses écrivains. Ainsi, cette pernicieuse (et délicieuse) réflexion sur l’art fin de la description des personnages : « Le “on aurait dit…” introduit dans leur récit des constatations imprévues et piquantes qui ne veulent rien dire du tout. On dit alors que ce sont de profonds psychologues. » À bon entendeur, plumitifs des approximations appariantes !
Doit-on alors lire La Nuit aveuglante, ainsi que le défend Benoît Virot dans sa postface, comme « l’autoportrait foudroyé, terrifiant d’un homme qui réinvente sa vie de la plus noire des manières en “sculptant le néant” » ? Peut-être, mais sans oublier néanmoins le rire majestueux et tonitruant qui zèbre ces pages ainsi que l’éclair pulvérise la nappe damassée du ciel nocturne. En écho à Georges Bataille qui, dans L’Expérience intérieure, s’esclaffe « comme peut-être on n’avait jamais ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, mis à nu, comme si j’étais mort », André de Richaud laisse à l’ingrate postérité l’éclat de son rire glacé devant l’inéluctable, rire d’agonisant à perpétuité proclamant que les mots seuls, à défaut de sauver, arrachent un court instant au néant de l’isolement — qui n’est toujours qu’une préquelle à la mort. Son livre, dès lors, s’offre comme un dernier hoquet moussant de chimères, sabbat d’images et de sons entrechoqués, remodelés, entremêlés encore et encore, avec un acharnement si vain qu’il en devient superbe, avant la pose du couvercle, l’obscurité dès lors absolue, et que les clous ne viennent sceller définitivement le cercueil.
André de Richaud | La nuit aveuglante
Tusitala | 2014 | 164 p.