Christopher Boucher | Comment élever votre Volkswagen

15 battements de cœur moteur |

1. Désormais on connait les trajectoires invraisemblables des livres qui finissent entre nos mains avec beaucoup plus d’acuité qu’au siècle dernier où nos parents lisaient encore des missels humides et des brûlots ambigus. Il aura donc fallu qu’un compatriote posté à Oslo, on ne sait pourquoi on ne sait comment, ait le regard accroché par une tranche aux teintes froides pour que le Nouvel Attila lance une nouvelle collection (La Bibliothèque du Sasquatch) et édite ce livre étrange à la langue peu commune : Comment élever votre Volkswagen.

2. De Christopher Boucher, dont on parierait quand même un apéritif-cacahuètes complet sur les origines huguenotes des ancêtres, on ne sait pas grand-chose, du moins pas plus que ce qu’il a bien voulu donner à son narrateur et qui se retrouve dans la courte notice bio au dos du livre ou sur le site Melville House, son éditeur américain, à savoir : journaliste, Northampton, Massachusetts, une Coccinelle de 1971, MFA à Syracuse (avec George Saunders et Junot Díaz), cours de creative writing à Boston et banjo alto dans un groupe de bluegrass. Comment élever votre Volkswagen est son premier roman et il aurait mis une bonne dizaine d’années pour l’écrire. Le genre de détail qui fait « tilt ».

3. À noter : How to Keep Your Volkswagen Alive de John Muir (1969). 

4. Depuis que les crocodiles ont les yeux jaunes et que les écureuils se frappent des déprimes monstres tous les lundis matins, le lecteur français, dans son ensemble disparate, n’est plus surpris par aucune extravagance. C’est un avantage indéniable que nous avons sur les allemands, mais qui, malheureusement, ne rapporte aucun point de PIBe… Ce putain de panache à la française. Par contre, ce qui frappe d’emblée lorsqu’on se met à lire Comment élever votre Volkswagen, ce sont les couleurs utilisées par Boucher.

5. Pour ainsi dire la forme est contenue dans le titre : un manuel d’entretien automobile dont on aurait arrangé les pages en longs poèmes diégétiques, fait boursouffler les notices techniques avec des mots inattendus, des formules syntaxiques, des fusions nominales originales. Toutes proportions gardées Boucher se place dans la lignée de ces fondateurs de nouveaux dictionnaires (James Joyce ET PUIS Russel Hoban, J.R. Tolkien, Frédéric Wrest, les types de Star Trek… chacun à sa manière) et fait éclore, à l’ouest d’un Massachusetts fantasque, un surréalisme tout sentimental. L’idée d’un fourbi formel truffé de gadgets futiles nous aura bien traversé la caboche le temps d’escalader les premières pages, mais sans trop résister aux suivantes. Il n’y a rien de technique dans ce livre, tout y est profondément humain.

6. (Parenthèse) Les bouquins qui réinventent tout un langage sont passionnants à lire et généralement chiants à chroniquer. Pour bien faire il aurait fallu un papier de deux mille mots bien serrés, au moins, pour décortiquer, classer et analyser tout ce qui se joue au niveau du langage et de ses multiples variations. Le jour où le FFC trouvera le moyen de rémunérer ses forçats je vous jure qu’on y pensera. En attendant, je vais vous demander de me faire entièrement confiance. Nous allons évoquer (Fin de la parenthèse).

7. À un moment donné dans Comment élever votre Volkswagen il y a un arbre à infarctus qui tue le père du narrateur et s’enfuit au volant d’une ferme. Au début ça fait bizarre, mais on s’y habitue vite. Enfin, encore faut-il avoir l’esprit ouvert. Non, parce que si vous êtes habitués à lire des romans qui expliquent comment leurs personnages font les courses à la supérette avant d’aller se faire la voisine ou le voisin ou les deux et d’organiser un de ces triolismes dont les couples blasés et bourgeois de la capitale semblent faire leur quotidien (ça et acheter du sel noir de Hawaii au Bon Marché), vous risquez d’être un poil déçu. C’est le moins que l’on puisse dire. 

8. Sinon : l’anthropomorphisme échevelé dont fait preuve Boucher s’étant à toute chose, annihilant les frontières entre humains et animaux, mais aussi machines et végétaux, dans un paganisme littéraire qui aurait fait sensation dans l’Europe des Lumières. J’en mettrais ma main (la gauche) à couper.

9. C’est un vilain petit défaut bien pratique de voir des ombres familières sur chaque nouveau livre que nous ouvrons. On peut faire fonctionner pas mal de ces cases qui ne servent à rien le reste de l’année, montrer combien on a lu des tas d’auteurs qui comptent ou des romans « importants » comme disait Dame Pacholle. Elle est sans doute morte à l’heure où j’écris ces mots. Plus sobrement, ça permet de dire d’un livre des choses intelligentes que l’on aurait été bien incapable de formuler autrement que par de vagues filiations que tout le monde aurait fait semblant de comprendre. Ainsi, si je dis qu’à la lecture de cette drôle d’histoire de Volkswagen on pense à d’autres drôles d’histoires comme, je ne sais pas, disons un roman de Brautiguan, Sucre de pastèque par exemple, un livre avec lequel Comment élever votre Volkswagen partage la douce et folle poésie des rêveurs inquiets ainsi qu’une ambiance sylvestre qui nous ramène à un Âge d’Or que personne n’a connu… bon, eh bien, tout devient évident. Et si en plus, j’ajoute qu’on trouve dans le livre de Boucher la même mélancolie soyeuse que dans Autres électricités d’Ander Monson, je crois que c’est clair. Tout le monde a compris.

10. Ci-dessus, l’une des chouettes illustrations de Matthias Lehmann pour l’édition française.

11. Attendez-vous à de « brusques changement de température… et si vous n’arrivez plus à la suivre, soulevez simplement les lignes de texte et regardez derrière – vous verrez quelque chose trembler, rire, ou se retourner vers vous et vous tirer la langue ».

12. Mais pas de panique, Comment élever votre Volkswagen contient son mode d’emploi, ainsi que sa propre critique en creux, sa propre mise en abîme et ses propres rustines. C’est un livre tout en un, ou plutôt clé en main, qui se lit l’œil collé à la ligne, le cœur léger. Et au cas où ça ne suffirait pas, Théophile Sersiron, néo-viking-franchouillard passé par McSweeney’s et Actes Sud, curateur de la Bibliothèque du Sasquatch, dénicheur et traducteur (moustachu), n’aura pas ménagé sa peine à conclure avec son propre manuel d’utilisation, appendice qui met encore plus en évidence l’aspect, disons sportif, qu’a dû revêtir le travail de traduction. Travail au sens maïeutique s’entend. Franchement, les philosophes grecs ne sont pas loin du tout : on ne sait rien surtout lorsqu’on essaie de se connaître soi-même, vivre c’est un peu apprendre à mourir ou l’inverse ou les deux , bla bla bla, on y vient.

13. La vie et la mort donc. La perte, le vide, la tristesse, tout ça… Les histoires conservent nos petits cœurs palpitants, les mots comme des quignons de charbon enfournés dans une chaudière que l’on voudrait immuable, construite avant le concept d’obsolescence. Chez Boucher, on peut se faire greffer l’écriture de quelqu’un d’autre comme on se ferait mettre un nouveau cœur. Les néologismes sont là pour hacher un monde où la disparition d’un être aimé est trop dure à supporter et surtout ne trouve aucun terme valable pour la raconter. Cette inclinaison à la survie par les histoires, malgré tout, n’est pas neuve bien entendu et se trouve déjà tout énoncée dans la bouche de Shéhérazade qui sauve sa peau tous les soirs face à un sultan crédule. Avant d’être un animal social l’homme est avant tout un mioche qui a besoin d’entendre des héros chuter avant de se relever pour tabasser les dragons qui peuplent la forêt.

14. À noter : le livre est dédié au père de Chistopher Boucher qui, précise-t-il, est vivant.

15. Où va Boucher ? Où nous emmène-t-il ? Voilà deux très bonnes questions. Personnellement je serais tenté de répondre : nulle part. Je veux dire que ça n’est pas important. Il me semble évident que Comment élever votre Volkswagen est bien plus une sorte de Kaddish qu’une version bariolée et mécanisée de Dolto. Et finalement, au moment de tourner la dernière page, on se dit que c’était un très joli poème, pas forcément macabre, pas forcément sensé, plein d’aventures et de battements de cœur moteur gros comme le Massachusetts.


Christophe Bachelder | Comment élever sa Volkswagen
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Théophile Sersiron
Le Nouvel Attila | 2014 | Ill. Matthias Lehmann