Collectif | Face à Pynchon

Face à Pynchon |

Il y a encore peu, les ouvrages critiques en langue française sur Thomas Pynchon se comptaient sur les doigts d’une main de manchot auquel on aurait arraché trois doigts sur cinq. Mis à part l’excellent petit livre d’Anne Battesti dans la collection « Voix américaines » chez Belin, plusieurs passages incisifs et vigoureux dans Au-delà du soupçon de Marc Chénetier, et les très belles pages que lui consacrait Pierre-Yves Pétillon dans son indispensable « Histoire de la littérature américaine », il n’y avait rien, quasiment rien. Dans la connaissance encore étroite que le public français possède des lettres américaines contemporaines, le nom de Pynchon reste encore une espèce de mantra obscur, parfois cité, mais dont on doute qu’il soit vraiment lu. Les débuts un rien perturbés de la publication de Pynchon en France, le fait qu’il faille s’accommoder des traductions plus qu’améliorables de Michel Doury, la disponibilité parfois erratique de ses livres (L’arc-en-ciel de la gravité, l’indiscutable chef-d’œuvre, n’a été réédité par Le Seuil que l’année dernière), n’ont pas arrangé les choses. Cependant, la publication, en 2001, de Mason & Dixon transfiguré en français par Claro & Matthieussent, avait en son temps attiré l’attention. En cette fin d’été 2008, tout est enfin prêt pour un festival Pynchon en France, à condition que le lectorat français soit enfin prêt à s’empoigner avec cette oeuvre politique, hilarante, monstrueuse, cocasse et de la plus grande beauté. En effet, à l’occasion de la parution, le 4 septembre prochain, de Contre-jour, en une monumentale version française pour laquelle nous ne remercierons jamais assez Claro, Inculte et Lot49 ont uni leurs forces et celles de grandes plumes américaines, afin de nous offrir un épais volume d’essais, destiné à devenir un véritable ouvrage de référence en France. Le monolithe blanc s’intitule FACE A PYNCHON, et aligne les articles de qualité en une suite à la fois passionnante et impressionnante.

La prix Nobel autrichienne Elfriede Jelinek, à ses heures cotraductrice de Pynchon en allemand, ouvre ainsi les festivités critiques avec un long article reliant Pynchon au malaise de la civilisation et plus généralement à un large contexte philosophique qui démontre à quel point l’ombre que projettent les romans de Pynchon porte loin dans l’espace et le temps. On sera ravis de lire Pierre-Yves Pétillon disserter savamment de la lignée Pynchon, traversée par l’ombre de Nathaniel Hawthorne et ses « Pyncheons », et comme contenue dans le miroir déformant de la famille Slothrop de « L’arc-en-ciel de la gravité ». Paul Royster, dans une « chronologie pynchonienne » succinte et serrée, opère au scalpel le tri entre mythe et réalité des faits. Etienne Celmare, dans un article brillantissime, réhabilite complètement Vineland, le mal-aimé des romans pynchoniens, et ce pour notre plus grande joie : la portée politique essentielle du livre, ses complexités plus voilées qu’on ne le croirait, sa profonde humanité et son caractère émouvant, y sont soulignés avec des arguments justes et frappants. Qui, mieux que le maître de la SF Michael Moorcock, pouvait nous parler des aspects « steampunk » de Contre-jour ? Aussitôt après Brice Matthieussent revient sur la manière dont les territoires, les cartes et les lignes sont brouillés, rebattus ou spoliés dans Mason&Dixon. Brian Evenson, quant à lui, place ce petit bijou parano qu’est « Vente à la criée du Lot 49 » sous la bannière d’une quête effrénée des signes.

Claro nous offre pas moins de quatre articles, de tailles variables mais tous passionnants : sur les multiples dimensions narratives de Contre-jour, sur son expérience concrète de traducteur sur ce même livre intraduisible, sur le « Pynchon pop » fan de musique, et sur le mythe de l’invisibilité de l’auteur via la lentille révélatrice de ses premières nouvelles.

Rick Moody s’attache à un concept a priori curieux chez Pynchon, l’oubli, puis aux métamorphoses de la science dans Mason&Dixon ; Mathieu Larnaudie redessine les lignes de désir de l’Amérique, des rêves déjà fanés de « Mason&Dixon » à la mélancolie finale de Vineland ; Fabrice Colin rembobine allégrement les films jaunis et cauchemardesques de l’histoire dans Vineland.

Le mystérieux Tommaso Pincio (traduisez…) fait le point sur le Capitaine Ludd et Henry Adams autour de la vision politique du Pynch’ ; Laird Hunt fait le récit de l’intrusion inattendue de Pynchon dans sa carrière d’aspirant-écrivain ; Arno Bertina redonne au personnage de Benny Profane dans « V » sa juste partition de contrepoint en écho de Herbert Stencil.

C’est avec un grand plaisir qu’on lira en français la belle et juste critique de Contre-jour que Luc Sante nous avait offerte dans la « New York Review of Books » il y a deux ans : dans un paysage critique à l’époque globalement déboussolé ou récalcitrant, son texte frappait par la simplicité de son propos et le regard profond qu’il portait sur un roman certes difficilement maîtrisable à la première lecture.

Bastien Gallet et Olivier Lamm, en une prose de musicos conceptuel en grande forme, transmutent L’arc-en-ciel de la gravité en grand oratorio mécanico-paranoïaque, alors que Pierre Senges entrelace l’histoire et la paranoïa autour d’une prodigieuse érudition, ce non sans l’humour pince-sans-rire de résumés des paragraphes supprimés par l’éditeur…

Enfin, neuf illustrations de Zak Smith, correspondant aux neuf premières pages de L’arc-en-ciel de la gravité, ajoutent une indispensable touche visuelle au volume ; car y-a-t-il jamais eu écrivain qui fasse naître plus d’images incroyables dans notre tête éberluée ?

Comme un indispensable grognon de service, l’article de Tom LeClair consiste essentiellement en une critique sèche et sans appel de Contre-jour, dans lequel il semble stigmatiser l’enflure de tout ce qu’on a toujours reproché à Pynchon : plutôt que d’y voir un souci de rééquilibrage après tant de pynchoneries enthousiastes (ou un trait d’humour des éditeurs du volume français ?), ce sera surtout l’occasion, pour le lecteur de Contre-jour, de se confronter au soit-disant cliché pynchonien et d’en extraire lui-même la substance pareille au spath d’Islande.

Quatre courts témoignages d’auteurs américains, dus à Richard Powers, Don DeLillo, Percival Everett, et Joanna Scott ponctuent le volume. Notre préférence va à cette déclaration si modeste et si belle de Don DeLillo, qui écrit : « J’étais en train d’écrire des textes publicitaires pour des pneus de camion quand un ami m’a donné un exemplaire de poche de V. Je l’ai lu et j’ai pensé, d’où est-ce que ça peut bien venir ? ». Il nous semble que là tout est dit…

Face à Pynchon, brassant les concepts et les références de tous les romans de Pynchon, s’adresse certes en premier lieu au pynchomaniaque qui se devra absolument de l’avoir sur ses rayonnages. Mais on ne saurait trop recommander au lecteur français curieux s’apprêtant à découvrir Pynchon cet automne d’y jeter plus d’une centaine de coups d’oeils : il y trouvera assez d’idées pour le pousser encore plus vite sur le chemin de son libraire.

Pour continuer le festival Pynchon, on attend maintenant avec impatience la parution prochaine du premier numéro de la revue Cyclocosmia, tissée par messieurs Frantz, Schuh et Werli autour d’un dossier conséquent sur le Pynch’, et qui, si l’on en croit son sommaire, réussit à fournir un apport tout aussi essentiel à la critique pynchonienne que son prédesseur « inculte ». Que la fête continue !


Collectif | Face à Pynchon
Le Cherche-Midi/Inculte | 2008 | 495 p.