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À peine lues, les deux premières phrases de Contre-jour procurent un sourire doublement ravi.
Pourquoi doublement ?
Ceux qui ont eu l’occasion de lire Against the Day se souviennent sans doute de :
« Now single up all lines ! »
« Cheerly now… handsomely… very well ! Prepare to cast her off ! »
Or, si les mêmes ont eu entre les mains Lire de juillet-août 2008, peut-être ont-ils été déçus en découvrant à l’époque les premières pages de la VF :
« Allez, dédoublez l’amarrage ! »
« Allons, de l’entrain… en douceur… parfait ! Paré au largage ! »
Ça le faisait, certes, mais, comment dire, ça… coinçait un brin. Même si le « single up » se retrouvait bel et bien francisé, on visualisait mal le truc, on se serait davantage attendu à trouver l’habituelle exclamation…
Donc, le 4 septembre 2008, deux premières phrases pour un double ravissement :
« Maintenant, larguez les amarres ! »
« Allons, de l’entrain… en douceur… parfait ! Paré à l’appareillage ! »
Ce papier pourrait s’arrêter ici.
Sauf que.
Bien entendu, on poursuivit – et on poursuit toujours – la lecture jusqu’à se souvenir, brusquement, que bien avant Lire, quelques pages de ce qui s’intitulait alors Jusqu’au jour étaient déjà parues (La Nouvelle Revue Française, janvier 2008, N°584) – on s’empressa donc, par goût du jeu, par curiosité mâtinée d’un esprit quelque peu tordu (on l’admet volontiers), d’aller comparer ces dernières avec ces nouvelles venues du Seuil.
Et là…
Pontius !
Pontius ?
Vous allez comprendre.
La Nouvelle Revue Française, janvier 2008, N°584, pages 35, 36 :
« Non, chef, c’est une ancienne méthode africaine de divination, qui vous permet de modifier votre destin, tout ce que vous avez à faire c’est de deviner quelle est la bonne carte, et mon associé Pontius, ici présent — désignant un colosse muni de coups-de-poing que les jeunes gens n’avaient pas repéré d’emblée — ne vous sautera pas dessus pour vous prendre tout votre argent. Ça vous dit ? » Les deux bateleurs ricanèrent, comme si tout ça n’était qu’une farce inoffensive, mais Lindsay et Miles ne paraissaient guère disposés à partager cette conception.
L’aigrefin qui les avait apostrophés entreprit alors de déplacer les cartes avec une rapidité déroutante. Il y avait parfois trop de cartes pour qu’on puisse les compter, à d’autres moments aucune n’était visible, ayant comme disparu dans une dimension autre que la troisième, bien qu’il eût pu s’agir d’une astuce favorisée par la pénombre.
« O.K ! C’est peut-être votre soir de chance, dites-moi juste où est la rouge, allez. »
Trois cartes étaient posées devant eux, face retournée.
Après un silence, ce fut Miles qui annonça d’une voix nette et ferme : « Les cartes que vous avez retournées sont toutes de couleur noire — votre « rouge » est le neuf de carreau, dit aussi la guigne écossaise, et il se trouve ici », tendant la main pour soulever le chapeau de l’escroc, et récupérant sur son crâne la carte en question.
« Seigneur tout-puissant, dit Pontius. La dernière fois que ça s’est produit on a fait un long séjour dans la prison du comté de Cook. […] »
Pontius ?
Aucun souvenir de Pontius dans les premières pages du Contre-jour en cours.
Donc : effeuillage arrière, toute !
Jusqu’à :
Contre-jour, Seuil, septembre 2008, pages 33 & 34 :
« Non, chef, c’est une ancienne méthode africaine de divination, qui vous permet de modifier votre destin. »
L’aigrefin qui les avait interpellés entreprit alors de déplacer les cartes avec une rapidité déroutante. Il y avait parfois trop de cartes pour qu’on puisse les compter, à d’autres moments aucune n’était visible, ayant comme disparu dans une dimension autre que la troisième, bien qu’il ait pu s’agir d’un tour joué par le peu de lumière.
« O.K ! c’est peut-être votre soir de chance, dites-moi juste où est la rouge, allez. »
Trois cartes étaient posées devant eux, face retournée.
Après un moment de silence, ce fut Miles qui annonça d’une voix nette et ferme : « Les cartes que vous avez retournées sont toutes les trois noires — la « rouge » est le neuf de carreau, dite aussi « la Malédiction de l’écosse », et elle se trouve ici », puis il souleva le chapeau de l’escroc, et prit sur le sommet de son crâne la carte en question.
« Seigneur tout-puissant, la dernière fois que ça s’est produit j’ai fait un long séjour dans la prison du comté de Cook. […] »
Pas (plus ?) de Pontius.
Disparu au cours du processus de réduction du volume superfétatoire induit par la translation vers le French ?
Que croyez-vous que fit l’esprit tordu histoire d’en avoir le cœur net ? Bingo ! Il descendit Against the Day de son étagère, de toute la force de ses petits bras maigres.
Et là…
Against the Day, The Penguin Press, 2006, pages 23 & 24 :
« No, boss, it’s an ancient African method of divination, allows you to chang your fate. » The sharper who had addressed them now began to move cards around with bewildering speed. At times there were too many cards to count, at others none at all were visible, seeming to have vanished into some dimension well beyond the third, though this could have been a trick of what light there was.
« O.K ! maybe it’s your lucky night, just tell us where that red is, now. » Three cards lay face-down before them.
After a moment of silence, it was Miles who announced in a clear and firm voice, « The cards you have put down there all happen to be black – your ’red’ is the nine of diamonds, the curse of Scotland, and it’s right here, »reaching to lift the sharper’s hat, and to remove from atop his head, and exhibit, the card at issue.
« Lord have mercy, last time that happened I ended up in the Cook County jail for a nice long vacation. […] »
Aucune trace de Pontius !
Mais mais mais.
Si Pynchon n’a pas écrit Pontius, d’où sort celui de la NRF ?
Toutes les hypothèses, y compris les plus folles — surtout les plus folles — trampolinant gaiement sur nos neurones, la police lance un appel à témoins.
(oui, parce que, voyez-vous, on soupçonne le traducteur d’avoir œuvré avec un autre manuscrit que le hardcover de 2006 version officielle… du moins à un moment donné, quelque part entre fin 2007 et début 2008.)
Thomas Pynchon | Against the Day
The Penguin Press / Jonathan Cape | 2006 | 1085 pages
Thomas Pynchon | Contre-jour
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro
Seuil | coll. « Fiction & Cie » | 2008 | 1216 pages