Donald Antrim | Le vérificateur

Lost in the pancacke house |

L’anecdote a couru jusqu’ici et on la répète à l’envie pour bien souligner que les ricains n’avaient peut-être pas besoin de ça vu leur niveau déjà très élevé de folie communautaire et communicative. Le fait est que Freud, accompagné de son fidèle et trois fois maudit Carl Jung, sillonna l’Amérique pour y donner des conférences sur cette nouvelle médecine de l’âme – la psychanalyse – l’anecdote donc, voudrait qu’en arrivant dans le port de New York, Freud exhala : « Ils ne savent pas que c’est la peste que je leur apporte ». Donald Antrim n’était certainement pas là lorsque le psychanalyste fumigène posa les pieds sur le sol américain, mais une chose est sûre : il a bien compris toutes les implications du problème.

Au moment où le bonhomme s’apprête à dépenser les dollars de sa bourse MacArthur pour, qu’est-ce qu’on en sait, pondre un nouveau roman (la dernière fois j’ai cassé la bouche à un type qui avait osé dire « son dernier opus »… je peux recommencer sans problème), se replonger dans un de ses précédents romans, peut-être le plus sous-estimé, apparaît anachronique. Tant pis… ou alors, je pourrais très bien sortir de ma manchette une citation toute faite, du style : « Ne lisez jamais un livre qui n’ait au moins un an d’âge. » Quatorze en ce qui nous concerne.

“Richard était amoureux de Maria ; il l’avait montré en s’étouffant avec une saucisse.”

Le vérificateur, sorti en 2000 donc, ramène au centre des réflexions les thèmes et les mécanismes, disons, habituels d’Antrim et notamment le fait qu’une situation tout à fait banale puisse dégénérer en révolution mexicaine à n’importe quel moment. C’est précisément ce qui a failli m’arriver la première fois que j’ai lu son premier roman : Votez Robinson. Quelle opportunité de se donner des buts dans la vie que ce livre ! J’étais jeune et influençable comme n’importe quelle pucelle à la voix enrouée et il a fallu toute la patience et les injonctions répétées d’une famille aimante pour m’assurer que Marseille n’avait pas besoin d’un maire puisant son inspiration dans les scènes de tortures civiles présentes dans un roman écrit par un type qui portait un nom aussi peu crédible. J’en suis donc resté à la fiction et à l’univers d’un auteur sensé être l’héritier « hystérique » d’un postmodernisme dont on ose plus définir le territoire. Quand je vois ce qui se passe aujourd’hui, je me dis que j’aurais mieux fait de continuer sur ma lancée. 

Je crois que Sartre a dû lâcher un truc chiant du genre « tout est choix, même le non-choix est un choix » dont je ne m’abaisserais pas à rechercher l’exactitude, mais qui a le mérite d’avoir fait trembler des milliers de bacheliers à qui on n’a pourtant jamais cessé de dire le contraire. Rapportée au roman d’Antrim, cette remarque d’une profondeur sans égale dessine les contours hésitants d’un Tom, personnage-central-du-livre à défaut d’héroïsme, dont les premiers instants nous le montrent aussi indécis qu’une humanité de normands. Tom donc, assis à la table d’une pancake house, où le livre tient tout entier, n’arrivant pas à trancher entre une crêpe aux myrtilles et je-sais-plus-trop-quoi. Comme tous ceux qui s’empiffrent autour de lui et qui se sont retrouvés là pour une soirée de palabres, Tom est un psychanalyste. D’emblée il nous apparaît comme le plus fragile des personnages. Sans doute à cause de ses hésitations incessantes, on vient de la voir, ou de ses angoisses mal dissimulées… aussi sans doute parce qu’il essaie, dès les premières pages, de déclencher une bataille de nourriture avec ces collègues. Enfant parmi les adultes, il a perdu la main et ne la récupérera pour ainsi dire jamais. 

Le récit d’Antrim est fascinant dans sa manière de glisser sans en avoir l’air vers la folie. Les collègues de Tom qui semblaient si sains d’esprit, si posés, si ennuyeusement adultes, vont tour à tour dévoiler de belles fissures, ne laissant à Tom qu’une seule solution : s’envoler au plafond. Littéralement, je veux dire. Cette ultime métaphore du décrochage (social, professionnel, émotionnel, bla bla bla) est symptomatique des personnages présents dans ce huit-clos psychiatrique, car en fin de compte, où Antrim veut-il en venir avec son merdier de crêpes sucrées, de fornications fantasmées, de désir de pouvoir refoulé ?

Pour le savoir, il faudrait en revenir à Sartre. Franchement, ça ne me fait pas plaisir, mais le fait est qu’il a mis à jour le fort potentiel dramatique du huis-clos… traumatisant, encore une fois, des milliers de bacheliers qui n’ont jamais autant louché de leur vie. Alors voilà, rien de très révolutionnaire, les personnalités éclatent, s’agressent, s’effondrent. Finalement, ces analystes sont autant, sinon plus, névrosés que les patients qu’ils traitent de tous les noms. Les mêmes angoisses, les mêmes frustrations et aussi cette aberrante impossibilité à communiquer ses désirs de manière claire, cette drôle de façon que chacun a de chercher dans son contraire un moyen de s’affirmer vivant au reste du monde ou de se retrouver sexuellement en danger parce que votre femme vous demande de quelle couleur la chambre d’amis pourrait être repeinte. Human after all. Ça ouvre des abîmes de torture mentale, déploie des dynamiques de plus en plus complexes et remet en question le rôle de chacun. Que ce soit sur terre ou au sein d’une réunion de psychiatres se tenant dans un resto de crêpes. L’absurdité comme plan de carrière universel.

À bien des égards Le vérificateur est un livre qui pourrait laisser circonspect. Il est tellement précis dans sa folie que ça en est presque curieux. Les pancakes sont des petites choses sucrées beaucoup plus vicieuses qu’il n’y paraît.

Ah, la citation était de Ralph Waldo Emerson. 

Ah bis, James Wood est un book critic en bois


Donald Antrim | Le vérificateur
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Robert Davreu
L’olivier | 2003