Deux trois truc marrants sur un certain Paul Engle

Quand la CIA finançait la fiction américaine |

Il semblerait que Jonathan Franzen ait pas mal de sollicitations ces derniers temps. On se souvient encore de sa sortie contre William Gaddis et de la réponse salée que Ben Marcus lui fit. Pas plus tard que le mois dernier celui que Time Magazine avait baptisé « The Great American Novelist » s’était vu associé à une fiction américaine largement surestimée lors du Festival de Jaipur. Le voici qui vient tout juste de se prendre une balle perdue tirée par Eric Bennett lequel, dans un article revanchard (publié par un Chad « n+1 » Harbach en mode séparons-les-eaux-de-la-mer-Morte), visait la tête de l’atelier d’écriture le plus couru du pays. Ça fait un bail que la littérature américaine est en pleine guéguerre d’égos, mais cette fois-ci on dirait bien que la CIA paie aussi ses cartouches. D’après le texte de Bennett, ça continue de saigner.

Comme souvent, les tornades naissent dans le cœur du cœur du pays. Pas le frigorifique double Dakota des frères Cohen, ni l’Indiana de Gass dont jamais personne ne parle à part, peut-être, les gens qui aiment voir des Chevy fluos tourner en rond. Ce vortex vient plutôt de l’immense plaine de l’Iowa, ancienne terre sioux, repère de trappistes français qui donnèrent à son bourg principal l’un des noms les plus convaincants de toute la toponymie américaine : Des Moines. À deux cent kilomètres tirés à la règle, plein est, se trouve Iowa City. Il y a dans cette petite ville universitaire, faite de briques et d’angles droits, deux curiosités de taille : une banque de sperme, la plus vieille du monde, et l’Iowa Writers’ Workshop (IWW) sans doute l’atelier d’écriture le plus célèbre d’Amérique et, donc, du monde. La liste des écrivains qui y ont étudié et/ou enseigné ressemble à un château de marbre : John Cheever, Raymond Carver, Oakley Hall, John Irving, Flannery O’Connor, James Salter, Kurt Vonnegut, Robert Coover, Philip Roth pour ne citer que les plus connus. Ce succès impressionnant, l’IWW le doit à une personne : Paul Engle. Un homme dont Vonnegut, pris d’une ambition folle, dira qu’il avait une dégaine de « foxy grandpa ».

Paul Engle est un poète tendance « utilitaire » (la poésie est un outil qui montre le chemin à la nation) jouant dangereusement avec les frontières floues de la médiocrité. Ni assez bon, ni trop mauvais. La pire des conditions, on ne peut rien en faire. Il y aura bien des no life tout pâlots qui seront foutus de vous soutenir le contraire. Que vous dire ? On a les lectures qu’on mérite. Toutefois, la postérité retiendra que c’est bien Engle qui, du milieu des années 40 jusqu’aux années 60, aura fait passer ce campus du Midwest de l’état pathétique de curiosité locale à celui de modèle envié et copié par tous les programmes de Master of Fine Art (MFA) du pays, lançant le premier pont à double sens entre la grande constellation universitaire, pourvoyeuse insatiable d’écrivains (de talent selon certains, formatés pour d’autres, quasiment tous titulaires d’une chaire de littérature) et le monde éditorial new yorkais dont l’axe de rotation s’est longtemps trouvé sur la 42e rue. Cheever, le Tchekov des suburbs, en est le parfait exemple lui qui fut, avec Updike, le nouvelliste chouchou du New Yorker avant d’aller se saouler la gueule, en compagnie de Carver, dans les bars de l’Iowa. Maintenant, la question que tous les gens malins doivent être en train de se poser :

« Mais comment, pute-borgne, Engle a-t-il réussi son coup ? » 

Deux mots : gloire et argent. 

Comment ? 

C’est là que ça devient intéressant

Dès son arrivée à la tête du programme, il parvient à convaincre les riches hommes d’affaires conservateurs du coin de lui signer des chèques en les persuadant qu’il poursuit des idéaux patriotiques et démocratiques façon aigle-à-tête-blanche-et-bannière-étoilée. Pourtant, Engle revient de loin. Converti aux idées communistes durant ses années européennes, il passe son voyage de noces en Russie et ne pratique un revirement politique spectaculaire (et froussard) qu’en plein maccarthysme. Il était déjà patriote, il sera donc un patriote deux fois plus zélé que les autres et l’Iowa Workshop deviendra son arme dans le combat qu’il s’est lui-même organisé contre le communisme. Et ça marche. Outre Rockfeller, de nombreux et puissants industriels viennent renflouer les poches d’Engle et notamment Henry Luce, le patron de Life et Time Magazine, qui fera beaucoup dans ses pages pour le rayonnement de l’atelier. Mais ça ne suffit pas. Derrière le Rideau de Fer, l’université de Moscou attire un grand nombre d’étudiants du monde entier, des hommes et des femmes qui viennent étudier en URSS et en repartent avec, au mieux, de la sympathie pour le régime communiste, au pire, des convictions. Il faut réagir, proposer une alternative. Bien calé dans un fauteuil Club, Engle a des idées plein son tweed.

En 1967, il fonde l’International Writing Program (IWP) et invite des auteurs à venir dans l’arrière cour de l’oncle Sam pour participer à des colloques, à des ateliers d’écriture et voir de leurs propres yeux que l’Amérique c’est sympa. Engle en profite pour se dégoter une épouse venue tout droit de la Chine de Mao, alors en pleine révolution culturelle. Malheureusement, il reste encore près d’un milliard de chinois prisonniers du Grand Timonier et il ne peut décemment pas tous les épouser. Rage. En 76, il est pressenti pour recevoir le prix Nobel de la Paix rapport à son rôle dans une sombre histoire de « rapprochements des peuples » et de « partage des cultures », mais rate la timbale d’un cheveu. La même année l’IWP obtient des fonds de la fondation Farfield. Il se trouve que cet organisme est une société écran de la CIA qui supporte des opérations culturelles, la plupart du temps en Europe de l’est. C’est un tournant, l’instant précis où l’IWW devient un endroit étriqué artistiquement et intellectuellement, enfermé dans ce qui sera une idée figée, pragmatique et fonctionnelle de l’écriture. 

Bennett raconte que lorsqu’il a étudié dans l’Iowa, entre 1998 et 2000, les aspirants écrivains qui passaient par là pouvaient se former au métier de quatre façons différentes. On peut dire que Numéro Un, partant de Flaubert passant par Joyce et Hemingway pour arriver jusqu’à Carver, suit une inclinaison plutôt moderniste. Numéro Deux est plus fantasque et exprime un style coulant, éclatant, parfois bavard, mais du genre bavard brillant, faisant référence à des auteurs comme Francis Scott Fitzgerald, John Irving ou Cheever. J’avoue que les différences fondamentales qui séparent Numéro Deux de Numéro Un m’échappent un peu, mais qu’importe. Gorgé des écrits singuliers de Kafka, Bruno Schulz ou Calvino, Numéro Trois porte sur son front une jolie étiquette qui est devenue, dans l’inconscient collectif, une spécialité latino : le réalisme magique. Voilà pour l’acceptable et le respectable. Le sort de Numéro Quatre est réglé en interne. C’est une voie aberrante, une expression absconse et non-avenue, sauvagement ignorée puis critiquée dès son apparition, attaquée, aujourd’hui encore, par des bandes de délinquants un peu feignasses sur les bords et dont on ne saisit pas toujours les arguments

Depuis toujours tout est question de convergences, de contexte et le contexte intellectuel américain de l’après-guerre sent la paranoïa aiguë et la prise de position sans nuance. Le consensus difforme qui s’attelle à la critique d’un rationalisme scientifique et perturbateur, dont l’extrême horrifique a mené l’humanité à la bombe nucléaire, à une bureaucratie toxique, aux camps de la mort, au matérialisme sinistre du communisme et aux sushis surgelés, n’est que le premier émoi d’une doctrine qui se défend d’en être. Lionel Trilling (intellectuel, professeur superstar à Columbia, autorité, intellectuel, pape, on ne sait plus très bien) et ses potes « gauchos » renient la part d’ombre qui a tué l’espoir « socialiste » (il faudrait sans doute bien plus de guillemets que ça) d’une civilisation meilleure : les purges des années 30, l’attitude soviétique pendant la guerre d’Espagne, le pacte de Varsovie… On assiste alors à la convergence inédite entre une gauche incarnée par l’intelligentsia new yorkaise d’un côté et un conservatisme provincial, universitaire et parfois brutal de l’autre qui pensent que le salut de l’homme américain et, donc, du monde, réside avant tout dans la sacralisation sans retenue de l’individuel, du singulier, rejetant toute forme d’intellectualisation artistique ou idéologique. Ce qui en soi peut ressembler à un sacré bol de purée. Mais qu’importe, la petite chanson se fait déjà entendre : l’abstraction intellectuelle est dangereuse, elle joue avec les idées. Dès que ces idées sont grandes elles deviennent des idéologies et les idéologies, une fois adultes, enfantent des führers et des petits pères de la nation à la chaîne. Et après, c’est le chaos. Des textes critiques de Trilling ou de John Crowe Ransom du début de la Guerre Froide aux premières méthodes de creative writing publiées dans les années 50, beaucoup de programmes d’écriture allaient être biberonnés à ce lait caillé et n’allaient pas tarder à se trouver un ennemi idéologique et artistique tout désigné

Durant les années 60 la fiction américaine connaît un incroyable bouleversement. Jusqu’alors, pour l’histoire littéraire, la chose était entendue : on était du Sud, de New York, juif, Noir ou « wasp ». Mais soudain « il y a un peu trop d’inclassables pour que tiennent les classes » (Chénetier). D’abord discret, voire carrément secret (Hawkes, Gaddis), cet élan nouveau éclate au grand jour, faisant de ces bibliothèques bien rangées un pays boursouflé de toute part. Le postmodernisme, cette fiction « au-delà du soupçon », avec ses premières boussoles réflexives et complexes (In the Heart of the Heart of the Country, Pricksomgs & Descants, Lost in the Funhouse...), sa diversité infinie qui interdit tout marquage péremptoire aux fesses et sa vision atypique, parfois orientée de l’histoire (Mumbo Jumbo, Little America, The Public Burning, The Cannibal…), le postmodernisme donc, est ce  fils bâtard dont parle Bennett et dont l’IWW ne veut pas. Au fil des ans cette convention sectaire sera respectée et entretenue. Esthétiquement et idéologiquement Engle et ses disciples porteront aux nues un roman les deux pieds irrémédiablement plantés dans la terre. Wallace Stegner, ancien élève de l’université d’Iowa et directeur du programme d’écriture de Standford dans les années 50, pourra dire d’un bon écrivain qu’il doit être « un incorrigible amoureux des choses concrètes […] pas un marchand de concepts. » Franck Conroy, le successeur d’Engle à l’aube du nouveau siècle et grand habitué des pages du New Yorker, perpétue l’intransigeance de cet enseignement et conspue littéralement tout ce qui ne respecte pas le canon. Il déteste Barth, Pynchon, Barthelme, Salinger, Nabokov qui ont pourtant déjà renversé le monde tant de fois et bien plus que Conroy ne le fera jamais. De David Foster Wallace il lâche cette ânerie : « He has his things that he does » et se lamenterait presque que Melville ne se soit pas contenté  d’écrire une simple histoire de harpons et de baleine. Cette étroitesse congénitale, ce refus d’une certaine idée de la littérature, dont on ne s’abaissera jamais, ici, à dire qu’elle est « difficile », a tracé son sillon jusqu’à nous sous la forme chouineuse du « Mister Difficult » de Jonathan Franzen et de quantité d’autres jérémiades. Sur la durée, le contexte déborde toujours un peu.

En calmant un peu les ardeurs de tout le monde, on se dit que le problème n’est pas tant d’avoir un paquet de romans qui ne causeraient que baleines, harpons, couples en pleine rupture, villes bourgeoises et bureaux new yorkais. Pourquoi pas après tout, on a toujours besoin de Tchekov de banlieues ou de poètes patriotes. Mais les grands livres de l’histoire ont toujours coordonné le micro et le macro, le personnel et le global, le local et l’universel, se plaçant dans un contexte complet et complexe pour mieux parler du monde. C’est ce que des textes comme l’Odysée ou L’arc-en-ciel de la gravité (au pif) font et « ce que Jonathan Franzen essaye de faire » dixit Bennett. On a beau dire, trouver ça scandaleux (« Quoi ?! Non seulement, la NSA lit mes mails et pirate Angry Birds, mais en plus qu’est-ce que j’apprends : la CIA a sponsorisé tous les écrivains que j’aime le plus au monde ?! ») ou simplement annexe, il n’en reste pas moins que, vues d’ici, toutes ces chamailleries de gens lettrés ressemblent presque à un rêve.


L’article d’Eric Bennett, « The Pyramid Scheme », est paru dans MFA vs NYC. The Two Cultures of American Fiction sous la direction de Chad Harbach. Une version résumée de cet article est parue sur le site de Higher Education.