Eloy Urroy | La raie manta

Frame-tale du DF |

Après avoir amplement discuté de romans écrits par des étrangers se déroulant dans le DF mexicain, il était sans doute temps de se pencher sur un livre écrit par un local. La raie manta de Eloy Urroz ne se déroule que partiellement à Mexico DF, mais il fera l’affaire…

Urroz est un des écrivains « Crack » ayant composé un manifeste en 1996 et dont l’ambition était de revenir au boom latino-américain de Vargas Llosa, Cortázar ou Borges, d’en prendre les éléments toujours pertinents et de les fondre avec leurs propres apports afin de revitaliser une littérature sur son lit de mort par la faute d’écrivains comme Isabel Allende ou Laura Esquivel dont le fond de commerce consistait à reprendre la recette du réalisme magique et l’appliquer livre après livre sans la faire évoluer, obtenant ainsi une épouvantable mixture pompière, boursouflée, sans vie. Une littérature de petits faiseurs dépourvus d’ambition et de vision. Évidemment, le manifeste a été reçu très froidement puisqu’il allait contre des vaches sacrées et démontrait une certaine arrogance. On peut heureusement dire, une décennie plus tard, qu’ils ont sans doute gagné le combat : l’heure est en effet à une nouvelle génération qui leur est proche, celle de Fresán, Pauls ou Padilla (coauteur du manifeste), et dont le précurseur était l’inestimable Robert Bolaño.

La raie manta est un roman bizarre et, pour être tout à fait honnête, pas totalement réussi. C’est tout d’abord une quintuple éducation sentimentale : celle de Ricardo, jeune aspirant-écrivain du DF amoureux de sa voisine ; de Elias, moins jeune scribouillard de La raie manta en Basse-Californie, amoureux de Roberta, la plus belle pute du bordel local ; de Federico, auteur des Prières du jour, un roman sur son grand amour qui l’a quitté pour son meilleur ami, livre lu par Ricardo ; du prêtre de Chronique d’un converti, deuxième livre lu par Ricardo, qui raconte le premier amour déçu qui pousse finalement dans les bras du Seigneur ; et enfin l’histoire de Solon qui arrache Zolaida à sa vocation religieuse avant de l’abandonner à son triste sort. Lorsque Urroz écrit tout ça, il est assez jeune et ça se sent. J’ai assez souvent eu des difficultés à rentrer dans les soucis amoureux des personnages qui étaient en plus décrits dans un style assez grandiloquent, parfois boursouflé, rarement gracieux.

Ce qui est par contre fascinant, c’est la construction du récit. Et là, justement, on s’étonne du jeune âge de l’auteur de La raie manta. Les cinq histoires sont tous des récits dans le récit, qui se polluent l’un l’autre. Dans la grande tradition qui va des Milles et une nuits à John Barth, c’est une histoire sur des gens qui racontent des histoires sur des gens qui racontent d’autres histoires. L’exploit dans ces cas-là, c’est toujours de parvenir à ne pas se perdre et se disperser en cours de route. Mission réussie pour Urroz qui dirige le tout d’une main vraiment assurée.

Les festivités ne finissent pas là, puisque l’auteur ajoute une petite complexité supplémentaire : Ricardo écrit au DF un roman sur un certain Elias amoureux en Basse-Californie et Elias écrit à La Raie Manta un roman sur un certain Ricardo amoureux à la capitale. On finit par se demander si c’est vraiment Urroz qui écrit le livre que l’on tient en main. Le chapitre le plus fort est sans aucun doute celui qui décrit la rencontre entre Ricardo et Elias, entre les deux écrivains et les deux personnages. Ca se transformer en gigantesque leçon sur l’écriture et la lecture, sur les diverses possibilités d’interprétation d’un même texte. Ils glosent ad infinitum sur les histoires de Federico, Solon et du prêtre, tous des personnages réels jouant un rôle important dans leurs propres vies. En fait, Urroz fait ici la propre analyse littéraire de son édifice métafictionel, et c’est assez grandiose.

Voilà donc un livre éclaté et complexe, incroyable de maîtrise mais qui pâtit malheureusement des histoires un peu trop adolescentes et clichées à mon goût. Si le fond avait suivi et égalé qualitativement la forme, ça aurait été monumental. Ce n’est pas le cas, mais La raie manta est un roman à lire. Je suis très curieux de voir ce qu’Urroz a fait depuis.


Eloy Urroz | La raie manta
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Millon
Actes Sud | coll. « Lettres latino-américaines »| 2005 | 400 p.