C’est toi le gros, c’est moi le petit |
Mark Binelli est l’auteur de Sacco and Vanzetti must die !, un premier roman très prometteur dont je vous parlais hier. Il réinvente l’histoire de deux célèbres anarchistes en les transformant en duo de slapstick comedy — genre très américain impliquant tartes à la crème, chutes, coups, etc. Aucune traduction française à l’horizon, mais Mark a bien voulu répondre à quelques questions.
Dans un interview pour Context, vous aviez dit que votre intention initiale était d’écrire sur un duo comique et que Sacco et Vanzetti ne vinrent que plus tard. Qu’est ce qui vous attirait dans ces duos au point de vous donner l’envie d’écrire une fiction là-dessus ?
J’ai commencé, de façon très superficielle, en essayant de trouver un genre avec lequel jouer. Je n’avais jamais essayé d’écrire un roman avant (des nouvelles, uniquement) et je pensais aux frères Coen, la façon dont leurs films plongent dans des genres bien établis avant de les subvertir de façon (à mon sens) très intéressantes. J’ai donc commencé à penser aux genres, en en écartant rapidement plusieurs : western (sans intérêt pour moi), crime/noir (cool, fait des milliers de fois)… avant d’arriver au slapstick. Regarder les films d’Abbott & Costello avec mon père était un rituel le dimanche matin quand j’étais môme. (On les repassait sur des chaînes locales à Détroit, d’où je viens.) Pour mon roman, j’adorais l’idée d’un duo de comique évoluant d’une situation absurde à l’autre, toutes très différentes : Abbott & Costello Meet Frankenstein, Abbott & Costello Join the Navy, etc. Pouvoir sauter d’une situation à l’autre comme ça, faisait de l’écriture d’un roman une tâche bien moins intimidante, plus proche (d’une certaine façon) d’un recueil d’histoires des mêmes personnages. Et puis, plus tard, je me suis rendu compte que Sacco et Vanzetti était le nom idéal pour un duo comique : tout s’est alors mis en place.
L’affaire Sacco & Vanzetti est devenue symbolique, et l’on continue à garder à l’esprit toute une série de clichés : on en fait soit des martyrs, soit des crapules. Votre opinion paraît plus équilibrée. J’ai ressenti beaucoup moins de sympathie pour le Sacco fictionalisé et il se trouve que c’est précisément lui qui serait peut-être effectivement coupable. Ai-je lu votre livre en étant influencé par mes connaissances personnelles, ou était-ce volontaire de votre part ? Si l’on met de côté le procès partial, quelle est votre opinion sur l’affaire ?
« Je ne sais pas si j’ai consciemment voulu faire un portrait moins compatissant de Sacco, mais il est celui dont la culpabilité est la plus probable. »
Je ne sais pas si j’ai consciemment voulu faire un portrait moins compatissant de Sacco, mais vous avez raison, il est celui dont la culpabilité est la plus probable. (Selon la plupart des études que j’ai lues.) Je n’ai pas vraiment voulu que mes personnages reflètent certains traits spécifiques des véritables S&V, si ce n’est d’une façon générale en ce qui concerne leurs convictions anarchistes. Je considérais mon Sacco fictif plutôt comme le clown qui se casse la gueule, alors que Vanzetti est le gars théoriquement sérieux. Dans ce sens là, il devient plus violent, l’instigateur, « the team id » comme le dit l’un d’eux… En ce qui concerne la véritable affaire, c’est de toute évidence compliqué. D’un côté, ayant lu leur correspondance, il m’est très difficile de croire que des hommes aussi diserts face à leur propre mort, et tellement préoccupés par l’injustice sociale, aient pu être impliqués dans pareils meurtres de sang-froid uniquement pour l’argent. Mais d’un autre côté, il s’agit d’une époque extrême, et si on lit les discours de Luigi Galleani, le leader anarchiste que S&V suivaient, cette violence semble bien plus crédible. Je pense que je serais plus convaincu de leur culpabilité si la tuerie était due à un attentat à la bombe ou à une tentative d’assassinat… mais pour ce genre de petit larcin, je ne sais pas.
Sur la quatrième de couv’, il est dit que votre livre nous invite à une histoire alternative du vingtième siècle. Ça m’a laissé assez perplexe, parce que j’essayais de comprendre cette phrase à travers votre réécriture de l’affaire S&V et n’arrivait pas à voir de quoi il pouvait bien s’agir. Et puis je me suis rendu compte que le livre traitait de nombreux stéréotypes liés aux italo-américains, c’est peut-être de ce côté-là qu’il fallait regarder…
L’idée d’écrire un roman « hyper italien » me plaisait énormément, d’une certaine façon : quelque chose qui puisse embrasser une large part de l’histoire italo-américaine, plus particulièrement celle de la première moitié du vingtième siècle. Les films de cette époque étaient tellement remplis de stéréotypes raciaux et ethniques (Chico Marx, Charlie Chan, pratiquement tous les personnages noirs) qu’il me semblait logique d’aborder certains de ces préjugés auxquels furent véritablement confrontés les vrais S&V au cours de leur procès. At Swim Two-Birds de Flann O’Brien a été une grosse influence, de par la façon dont il semble vouloir y inclure l’ensemble de l’histoire et de la culture irlandaise, à un degré presque fou. Le Invisible man de Ellison fait aussi quelque chose s’en approchant. Je voulais le faire aussi avec l’histoire italo-américaine — la réfléchir à travers cette sorte de folie et d’intensité.
J’ai été vraiment impressionné par votre capacité à mélanger les genres. En fait, le livre ressemble au dossier rempli de données brutes d’un écrivain s’apprêtant à écrire une grande biographie d’un duo célèbre. Sources primaires, sources secondaires, tout est là et semble naturel, authentique. Pourquoi avez-vous choisi cette façon de composer le roman ?
En partie, pour revenir à une réponse précédente, par peur de m’embarquer dans un « vrai » roman. Le style fragmentaire me semblait bien moins effrayant, au départ, qu’une narration continue sur 300 pages. Pourtant, j’ai sans doute fini par rendre les choses beaucoup (beaucoup) plus difficiles pour moi-même. Je me souviens qu’à un moment, alors que je louais un espace pour écrire et que j’avais imprimé un brouillon du livre et l’avait étendu sur le sol, section par section, j’étais en train de marcher au tour, essayant de déterminer quelle partie devait aller où. Je me sentais comme Jackson Pollock… Au-delà de ça, je m’ennuie facilement, aussi bien en tant que lecteur qu’en tant qu’écrivain, et donc cette idée d’une variété de styles et de voix dans un seul livre me plaisait énormément. Les premiers romans de Ondaatje (The Collected Works of Billy the Kid, Coming Through Slaughter), bien que beaucoup plus courts que mon roman, m’ont beaucoup influencés en ce qui concerne la forme. J’adorais l’idée de créer ce collage à partir de plein de textes différents.
Le livre m’a fait penser à Robert Coover. Il a écrit sur les Rosenberg, vous avez choisi S&V. Votre travail est assez différent, mais j’y retrouve de similarités dans votre relation à la réalité autant que dans votre approche ludique de l’écriture. Que pensez-vous des écrivains postmodernes des années 60-70 ? Voyez-vous un lien entre eux et vous ? Parmi la plus jeune génération, de qui vous sentez vous proche ?
« The Babysitter de Coover fut la première nouvelle à me donner l’envie d’écrire des fictions. »
C’est amusant que vous mentionniez Coover, parce que sa nouvelle The Babysitter fut la première à me donner l’envie d’écrire des fictions. Je l’ai lue pendant ma première année d’université et je me souviens avoir penser, « on peut faire ça avec une nouvelle ? ». Certains des écrits postmodernes de cette époque semblent un peu avoir vieillis aujourd’hui, mais j’aime toujours beaucoup des livres de Coover, Barth, Gass, Pynchon et plus particulièrement Barthelme, son roman The Dead Father encore plus que ses nouvelles. Chez les plus jeunes (ou moins vieux), j’aime notamment David Foster Wallace, aussi bien ses fictions que ses non-fictions ; George Saunders ; Lydia Davis… Mon Dieu, aucun d’eux n’est particulièrement jeune. J’ai adoré I Should Be Extremely Happy In Your Company, un livre de Brian Hall à propos de Lewis & Clark. Je ne sais pas trop s’il est jeune. Être jeune est dur.
Dalkey Archive est, à mon sens en tout cas, une des meilleures maisons d’éditions des USA, mais publie très peu de textes inédits. Comment avez-vous été publiés par eux ? Est-ce que ça veut dire qu’il est de plus en plus dur de vendre ce type de fiction aventureuse aux grosses maisons ?
Pour répondre d’abord à votre première question, OUI. J’ai toujours aimé Dalkey et je pensais qu’un livre comme le mien serait en toute probabilité publié par un petit éditeur indépendant. (Pas nécessairement Dalkey, puisque, comme vous le dites, ils publient très peu de textes américains inédits.) Mais je suis passé par le processus habituel de soumettre le manuscrit à de nombreux agents. Je savais que j’avais écrit un livre pas vraiment commercial qu’il serait sans doute difficile de vendre (et qui ne rapporterait pas des masses d’argent à un agent), mais je pensais naïvement que mes autres écrits beaucoup plus mainstream (je travaille à Rolling Stone) me permettraient plus facilement de trouver un agent. Après une année blanche de ce côté-là, j’ai commencé à directement envoyer le livre à des petites maisons. J’étais réticent, parce que je sais ce qui arrive généralement aux manuscrits non-sollicités, mais à ce moment, je n’avais rien à perdre. Heureusement, mon fantastique éditeur chez Dalkey, Jeremy Davies, a vu et aimé le manuscrit.
Question obligatoire : la suite, pour Mark Binelli ?
Je travaille sur un nouveau roman, avec une fois de plus un personnage réel, un musicien cette fois-ci. Jonathan Lethem vient d’écrire un « roman rock » (que je n’ai pas encore lu) qui a provoqué de nombreuses discussions sur des blogs s’interrogeant sur l’absence de bon roman rock. Je ne dis pas que le mien le sera, mais j’espère qu’il sera meilleur que le roman de Rushdie devenu une chanson de U2. Ou au moins meilleur que la chanson de U2. Cette chanson était nulle.