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Après avoir fait ses adieux à la scène et assassiné le mari de la femme qu’il aime, un célèbre ventriloque s’enfuit en Arabie à la recherche d’une nouvelle voix et raconte quelques épisodes de sa vie. Voilà pour le côté face. Le côté pile, c’est peut-être le manifeste littéraire d’Enrique Vila-Matas.
Le catalan est de ces écrivains dont l’idée derrière les livres est parfois meilleure que les bouquins eux-mêmes. C’est sans conteste le cas de Bartleby et compagnie et Abrégé d’histoire de la littérature portative. D’autres œuvres sont par contre impeccables : Le voyage vertical et Le mal de Montano, par exemple. Una casa para siempre est à mi-chemin entre ces deux pôles : le récit ne tient pas toujours la route, mais ce défaut est compensé par une imagination surprenante, un humour permanent et une profondeur insoupçonnée dans les considérations sur l’art dont les pages sont truffées.
Sous des atours tragiques, l’histoire de ce ventriloque est souvent amusante. Impliqué dans deux meurtres horribles, persécuté par un ancien ami, cocufié par la femme de ses rêves, étranger pour son fils, le narrateur se raconte pourtant avec une réjouissante faconde. Le récit de ses soucis parisiens n’est jamais glauque : on est dans un délirant burlesque surréaliste, d’autant plus que ces ennuis culmineront avec la capture par son ennemi de sa voix — ce qui lui permettra de s’en trouver des nouvelles, choses indispensables pour son office. Malheureusement, notre ami de voyage ne les garde pas longtemps, ses voix. Il doit bien souvent se contenter d’une seule, ce qui n’est pas très crédible. Il trouvera celles qui le rendront célèbres le jour où il se dispute de façon définitive avec son assistante/amante. L’abandon de cette carrière quelques années plus tard coïncidera avec l’assassinat du nouveau mari de cette femme. En fuite, l’ex-ventriloque se rend au pays des mille et une nuit, où il espère trouver de nouvelles histoires à raconter.
De façon assez évidente, Vila-Matas compte ici nous entretenir des difficultés de la création artistique. Passons sur le lieu commun de l’accouchement dans la douleur pour nous intéresser plutôt à ces histoires de voix. Comme le ventriloque, l’écrivain doit trouver sa langue, son style afin de naître à son art, d’acquérir une identité propre et unique. Au cours de sa carrière, il devra en changer pour se renouveler et affrontera parfois le syndrome de la page blanche ou l’insidieuse impression de n’avoir plus rien à dire. Pour sortir de cette impasse, une remise en question profonde, un changement de méthode ou même de décor est nécessaire. Là, on pense à Robert Walser, un des auteurs qui obsèdent le Barcelonais. Après avoir écrits quelques romans et de nombreux récits, Walser, peut-être en mal d’inspiration, peut être convaincu d’avoir tout dit — on ne sait pas en fait — change radicalement de méthode d’écriture : il se met à composer ses textes sur n’importe quelle surface de papier, traçant les lettres, les mots, les phrases au crayon, de façon microscopique, presque illisible. Ce changement de méthode a son effet sur la forme : il crée les microgrammes. Après une dizaine d’années, il se transforme une dernière fois et devient un écrivain qui n’écrit plus.
Est-ce que Vila-Matas entamera un jour pareille transformation ? Pour l’obsession qu’il affiche envers la multiplicité des voix, il faut bien se rendre compte que son œuvre est plutôt univoque, tant il est fasciné par ceux qui décident de ne plus écrire, qui changent radicalement, qui se retirent. Je n’ai pas lu un seul texte de lui qui n’évoque ces choses-là. Belle contradiction ?
Ce qui est certain, c’est l’attachement indéfectible que ressent Vila-Matas pour la fiction et le jeu littéraire, ces maisons pour toujours. Le dernier paragraphe du livre en est un superbe manifeste :
Mi padre, que en otros tiempos había creído en tantas y tantas cosas para acabar desconfiando de todas ellas, me dejaba una única y definitiva fe : la de creer en una ficción que se sabe como ficción, saber que no existe nada más y que la equisita verdad consister en ser consciente de que se trata de un ficción y, sabiéndolo, creer en ella.
Enrique Vila-Matas | Una casa para siempre
Anagrama | 1988 | 150 p.