La petite passion du crime |
Certains entrent en littérature par effraction. C’est en tout cas la vision défendue par le poète Jean Ristat, vision procurée par la réédition du premier livre de poésie de François Esperet, Larrons. La préface de Ristat place d’emblée Esperet sous les lumières suspectes des malfrats de l’écriture, ces « crocheteur[s] de serrure […et] de mots » dont le surgissement sidère l’assemblée roucoulante des lettres. Fatalement, ces quelques mots convoquent l’image d’un autre visage aux cheveux ras et au nez déployé, dont le regard a longtemps fasciné le petit monde de l’intelligentsia germanopratine : Jean Genet. Ce putain et voleur à la petite semaine, enfant terrible du XXe siècle littéraire, exposa justement à plusieurs reprises dans ses livres son passé (largement romancé) d’escamoteur. Que l’on songe à son Miracle de la rose où la pince-monseigneur, qu’il prétendait utiliser pour pénétrer les appartements bourgeois parisiens, se vît baptiser du nom de « plume », ornement du voleur et sceptre de l’auteur, quand ce n’est pas le symbole même de la jouissance pour toujours fantasmatique du sujet écrivant [1]. Crocheteur imaginaire à défaut d’être professionnel, Genet ne trouve pas cependant en Esperet son émule. Ce jeune poète parisien est, en effet, un ancien gendarme. Le parallèle s’arrête donc là ; circulez, il n’y aurait plus rien à voir ? Gageons que derrière l’écusson, Esperet n’arbore pas un matricule si blanc de tout soupçon.
Des quelques années passées au sein d’un groupe d’enquête, au plus près du quotidien des bandits de la capitale, Esperet a donc tiré une première œuvre sensiblement à part dans le paysage poétique hexagonal. Larrons est un saut dans le monde louche et nocturne du banditisme, une tentative d’apnée dans la torpeur de journées à la cadence tantôt infernale, tantôt engourdie. Le peuple qu’abritent ses poèmes est un monde de « petits », petits voyous et pauvres prostituées, baratineurs royalement ridicules à la table des grands hôtels parisiens. Le vernis des mets fins et le lustre doré du champagne qui défilent sous leurs yeux, ouverts comme deux bouches tendues par une faim inextinguible, ne parviennent guère à dissimuler leurs mines bouffies et pathétiques et les hontes qu’ils portent, invisibles, sur leurs épaules rentrées. Les larrons d’Esperet gesticulent, s’époumonent, s’acharnent à vivre au sein « d’aube anémiée » ou « ensanglantée », de nuits interminables et de midis plombés. Repris de justice ou menacés par son vieux glaive biscornu — mais toujours redouté —, ils revendiquent sans cesse leur part de soleil. Sur leurs langues, demain s’annonce comme un après rayonnant, pourtant leurs minables combines, leur rage et leur soif de revanche les conduisent invariablement face au mur. Mais, plutôt que dans le repentir, leur foi trouve son horizon dans l’espoir d’un coup gagnant, d’un coup d’éclat qui les extirpera pour toujours de la misère. Comme chez Genet (une fois encore), les criminels d’Esperet portent leurs ambitions plus haut qu’eux. De cette démesure naît leur triste beauté.
Bien que cloués à leur échec, les larrons n’en finissent pas de s’activer. Vaille que vaille, ils courent la rue et les villes, traversent Paris et ses banlieues, la reine douairière de leurs mouvements de fourmis frénétiques et ses filles à la face un peu amochée, banlieues sordides qu’ils continuent de marteler de leurs baskets et de leurs pompes cirées en clandestins assignés à résidence. S’ils quittent le giron parisien, ce n’est que pour mieux s’abandonner à un nouveau trafic, jouer encore une fois avec les dés du hasard afin d’en tirer une suite réussie. À défaut de la route la plus facile, ils choisissent fatalement la plus rapide, mais aussi la plus risquée. Au Maghreb, ils s’improvisent passeurs de haschich au sein de voitures chargées jusqu’au fond des airbags et des planchers d’herbe odorante. S’ils peuvent compter sur l’aide obscure d’un réseau de petites crapules corrompues, jamais la confiance ne semble de mise entre eux. Corses, Italiens, Yougous et Gitans, Arabes et Juifs, dans cette litanie identitaire où il est souvent « question d’honneur et de légende », la défiance est un pain quotidien trempé dans la sauce amère d’une commune xénophobie. Les larrons forment un drôle de corps, une société d’hommes où la virilité se mesure au nombre de casses flamboyants et à la gloire forgée derrière les barreaux, sans que jamais pourtant la question de l’origine et de l’appartenance ne soit oubliée : corps-organes à jamais irréconciliable du malfrat.
En face de la communauté définitivement impossible de la criminalité, patiente une présence nébuleuse – la femme. La femme, c’est celle pour qui on se bat, pour qui on dit flirter avec la justice et la mort. Les serments courtois ont toutefois été vidés de leur substance, desséchés à force d’être trahis, et les larrons n’en finissent pas de s’égosiller en de vaines promesses alors qu’à l’autre bout du fil, l’Autre féminin n’écoute plus. Les nuits du crime sont courtes et la chair n’y a que peu de part. Il y a chez les larrons une incapacité viscérale à aimer et à jouir, préoccupés qu’ils sont par leurs prochains coups ou terrassés par l’alcool qu’ils ont bu à grands traits. Actifs insatiables mais frustrés devant l’Éternel. On pourrait croire que le meurtre de l’un d’eux, peut-être, saurait les contraindre à l’immobilisme et à la fin de la surenchère, à une certaine forme de recueillement, mais il n’en est rien. Unis malgré eux lors des enterrements, ils ne trouvent finalement dans la cérémonie qu’un nouveau prétexte pour s’emballer, faire rugir la machine et réclamer vengeance. Peut-être afin d’oublier que l’héritage laissé par le défunt réactualise leur malédiction, ce couronnement mortifère qui les conduira à leur tour dans la gueule de la mort carnassière ? Leur destin semble scellé d’avance, gravé dans l’asphalte détrempé des routes de France, et tandis que tous hurlent à s’en décrocher les mâchoires, les veuves d’aujourd’hui et épouses d’hier se couvrent en silence du voile de deuil qui leur fut remis à leurs noces :
le matin de son mariage avant d’enfiler sa robe elle avait reçu
des mains fermes et desséchées de sa mère un petit coffre hostile
où l’attendaient sagement la blanche au-dessus la noire en-dessous
deux pièces anciennes en dentelle avant qu’elle ait pu deviner
la prophétie que recelaient les entrailles en broderie d’antan
sa mère impitoyable avait capturé ses poignets giflé ses illusions
régurgitant la malédiction qu’elle avait reçue de la sienne aussi
voici le blanc pour aujourd’hui puisqu’il a fait de toi son épouse
et le noir attendra sûrement demain qu’il ait fait de toi sa veuve
Femmes et hommes ne partagent dans les poèmes d’Esperet qu’un seul trait commun : celui de la grâce refusée, d’un salut impossible. Le monde des larrons est un bout de terre à la dérive, membre surnuméraire et abandonné du corps social. Entre ces ruines, le légendaire reprend ses droits et fleurit allégrement. Les références au panthéon grecque abondent, et plus encore celles à la Bible, à l’ire de l’Ancien Testament et au calvaire christique. Babylone voguant sur les eaux de la perdition, Larrons s’apparente tantôt à un roman versifié, tantôt à un poème narratif au souffle épique. C’est que tout ici gagne des allures grandioses ; les douaniers à Tanger sont ainsi pareils à des croisés et Éric, l’ambassadeur du haschich, se trouve « en quête épuisée d’Ithaque ». Ses larrons, Esperet les dopent aux mythes, il les veut aussi grandioses que les chefs d’œuvre de la statuaire antique. Au risque, toutefois, de les pétrifier à force de parures dramatiques et d’oublier les failles et les cassures qui témoignent de la si pauvre humanité.
À rebours de ses contemporains, Esperet renoue avec un lyrisme hypertrophié et opulent, parfois jusqu’à l’halètement. Sur près de cent vingt pages, ses vers baroques se déroulent, imperturbables malgré la lourdeur de leur traîne, en paons insolents. Les paroles et conversations rapportées des voyous viennent briser ce déploiement olympien, et le texte se fait alors argotique, chant nerveux psalmodié par les laissés-pour-compte et jeté à la face d’un monde qui continue de les ignorer. Chaque parcelle des vies de voyous est passée au crible de la loupe essentialiste de l’auteur. Car les petites frappes qu’il ausculte dans son récit mythique et mystique ne paraissent se mouvoir que pour mieux illustrer le destin qu’ils portent en eux : l’inévitable chute. Comme les criminels genetiens — d’Harcamone, sentant qu’il « devait accomplir sa mission [2] » en tenant entre ses bras une fillette, finalement égorgée dans le vertige d’une phrase, à Notre-Dame-des-Fleurs, convaincu « que son destin s’accomplit [3] » lorsqu’il s’avance sur le seuil du crime —, les malfrats d’Esperet n’ont jamais eu aucune chance. Leur condamnation irrémissible semble même le gage de leur assomption par l’écriture.
« Sauve-toi toi-même », aurait lancé l’un des voisins de croix à Jésus crucifié. À ne pas croire dans l’amour rédempteur du Christ, le mauvais larron, et à sa suite tous les voyous d’Esperet, se serait voué à une éternité sans pardon ni rachat. Mis au ban du monde de la transcendance, il ne leur resterait donc que la langue et son lot de chimères pour rendre grâce et rendre corps à la geste criminelle ? Pis-aller ou ultime foi du Verbe : à chacun sa confession. La Bible plutôt que le Règlement, et l’anathème au lieu de la sentence ; le voyou comme condamné à perpétuité a encore de beaux jours à couler à l’ombre de ces vers.
Notes
[1] « Tous les cambrioleurs comprendront la dignité dont je fus paré quand je tins dans la main la pince-monseigneur, « la plume ». De son poids, de sa matière, de son calibre, enfin de sa fonction, émanait une autorité qui me fit homme. » Jean Genet, Miracle de la rose, Paris, Gallimard, coll « Folio », 2011, p. 37.
[2] Jean Genet, Miracle de la rose, op. cit., p. 358.
[3] Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, coll. « Folio », 2007, p 104.
François Esperet | Larrons
Le Temps des cerises | 2013 | 114 p.