Le prix salé de la nuance |
“Jusqu’à quel âge a-t-on encore toute sa vie devant soi ? Quelle est la limite ?”
— Lavonne Dewey — p. 461
C’est quoi ce bordel ? Alors comme ça, on aime une fille à s’en rendre malade, on pense à elle le matin, le midi, le soir et en retour, qu’est-ce qu’on a ? Des doutes, des questions sans réponses, de vagues promesses, des élans sporadiques, de la passion à géométrie variable ?
Bienvenue dans la tête de Daniel Price, adolescent auto-centré en stade transitionnel vers l’âge adulte, rongé par la passion pour la jolie Rachel qui ne l’aime pas comme il voudrait, taraudé du soir au matin et du matin au soir par cette question essentielle : Quand allons-nous enfin baiser pour de bon ? « J’aurais voulu avoir un syndrome rare et la lettre d’un médecin pour avertir Rachel que le mal risquait de m’être fatal si je ne couchais pas rapidement avec elle » va-t-il jusqu’à imaginer, se désolant un peu plus loin que ses savantes stratégies ne mènent à rien : « Mon plan était si ingénieux, pourtant. Commencer par un poème pour terminer dans un motel… ».
Price, le roman de Steve Tesich paru cette rentrée aux éditions Monsieur Toussaint-Louverture est la chronique exaspérante et drôle de cet adolescent-là, un presque adulte coincé dans cette bulle de vide existentiel qui précède l’envol de tout poussin hors de son nid (Où cours-je ? Où vais-je ? Dans quel état j’erre ?…). Nous sommes au début des années soixante, à East Chicago, un endroit pas spécialement marrant si l’on en croit Tesich qui doit en savoir quelque chose, puisque c’est là qu’il a grandi lui-même. Un endroit où la seule perspective qui semble guetter le jeune sans imagination (ou sans fric), est de se retrouver à bosser en usine, ou au supermarché du coin. Sorti en 1982 sous le titre Summer crossing (on pourrait traduire par « Le Temps d’un été »), le roman se situe dans ce temps transitionnel, entre l’après-école et l’avant-autre chose, à cette époque où les conseillers d’orientations ne couraient manifestement pas les rues.
L’histoire commence par une défaite. Daniel, costaud de la lutte, affronte le champion de l’Etat, une « légende vivante » invaincue depuis deux ans. Il est en finale, à deux minutes du bout du match, et il mène de deux points. Dans un gymnase bondé et tout acquis à sa cause, galvanisé par son entraîneur qui entrevoit la possibilité, pour la première fois en 25 ans de carrière, de décrocher un titre de champion d’Etat, Daniel accroit encore son avance. Et puis, à la toute dernière minute, lorsque son adversaire retourne la situation à son avantage, le doute s’empare de lui et il se voit cédant quasi-volontairement au champion qu’il allait battre. « Je m’abandonnai dans la défaite comme si c’était là ma vraie place » confesse-t-il. Ce fatalisme amortit les effets de l’humiliation tout en lui évitant la rage qu’il aurait dû éprouver envers lui-même et qu’il s’épargne ainsi à peu de frais. Il est comme ça Daniel. Exaspérant dès le début, porté à l’apitoiement sur lui-même, toujours prêt à se dédouaner. Une vraie tête à claque qu’on finit pourtant par aimer à la fin.
Nous sommes au bout de l’année scolaire, à la remise des diplômes de fin d’études. Il y a ceux qui vont partir en université et puis les autres, ceux qui restent. S’il avait été champion, Daniel serait sûrement parti lui aussi. Avec ses camarades Misiora, Freud, Larry, il s’inquiète de ce qui viendra après. « Ça ne nous disait vraiment rien de passer notre dernier été à bosser. Nous ne savions pas ce dont nous avions envie, mais nous ne voulions pas – du moins Larry et moi- entrer dans la vie active. J’avais peur de me trouver un job sans rentrée des classes en automne pour y mettre un terme. Nous avions tous les trois le sentiment, je crois, que nous garderions nos prochains boulots jusqu’à la fin de nos vies. » Un à un, ses potes se casent, résignés, ou se cassent, révoltés. Lui reste désespérément englué entre un père qu’il déteste, une Rachel qu’il voudrait conquérir sans savoir comment faire, et une mère qui s’inquiète pour lui.
Dans ce temps où tout est finalement possible mais où rien ne se passe, Daniel fait le dur apprentissage de la nuance, du falloir et du devoir. Son paternel subclaquant lui adresse cet avertissement : « Tu t’appelles Price… Il faut s’attendre à payer quand on porte un nom comme celui-là. Oh oui, tel père, tel fils. » Car question « prix à payer », le père a l’air d’en connaître un rayon. Passé directement de la case usine/chagrin à la case hôpital/cancer, il est finalement renvoyé chez lui pour y agoniser, entre femme et fils qu’il s’emploie à torturer, à grand renfort de méchancetés. Comme si la souffrance qu’il était en mesure de leur infliger était de nature à soulager la sienne. Chez Tesich les hommes sont un peu veules, mous du genou, assez volontiers geignards et pratiquent avec un certain talent l’art de l’apitoiement sur soi-même. Les femmes sont libres, solaires, elles endurent, tiennent tête, et font finalement ce qu’elles veulent.
“On est nombreux tu sais. Je t’avais prévenu, je t’avais bien dit de ne pas espérer. Il y a des millions de pauvres types comme nous qui ont aimé, espéré et tout perdu. Oui, mon fils. C’est comme ça.”
Dans ce presque huis clos, Daniel fait le difficile apprentissage de la nuance, apprend que les choses ne sont pas toujours telles qu’on les imagine ni telles qu’on les voudrait. Ben oui mon gars, maman a trompé papa et papa ne s’en est jamais remis. « L’amour, c’est tout ce qu’on demande, toi et moi. Mais elles refusent de nous le donner » lui balance le père qui pédale sec pour l’entraîner dans son propre désespoir : « On est nombreux tu sais. Je t’avais prévenu, je t’avais bien dit de ne pas espérer. Il y a des millions de pauvres types comme nous qui ont aimé, espéré et tout perdu. Oui, mon fils. C’est comme ça. »
Et bien oui, il ne suffit pas d’aimer pour être aimé en retour. La belle affaire. On pense à Deleuze et à ce qu’il dit sur le désir. Lorsqu’un homme désire une femme (ou une femme désire un homme), ce n’est jamais seulement cette femme (ou cet homme) que l’on désire, mais le paysage qu’il contient. De là naissent les malentendus qui font les petites et grandes tragédies sentimentales. Car combien de fois le paysage que l’on plaque sur l’objet de son désir est-il finalement conforme à la réalité que l’on découvre ? Autant dire jamais. Seuls s’en tirent ceux qui cultivent l’art du compromis, de la remise en question, de l’acceptation de l’autre. Avec Rachel, Daniel va en faire l’expérience un tantinet brutale pour lui et magnifiquement inattendue pour le lecteur.
Dans tout bon roman qui se respecte vient toujours l’instant où l’histoire se met à accélérer, puis à haleter jusqu’à entraîner d’un trait le lecteur vers l’inéluctable fin. Dans Price, cet instant (comptez pas sur moi pour vous dire quoi) apparaît aux alentours de la page 430, quand Daniel commence à sentir que les événements lui échappent vraiment, que ce qu’il croyait pouvoir tenir un jour, l’amour de Rachel, est irrémédiablement hors de sa portée (et je vous dirai pas pourquoi non plus).
Pris dans la glu de sa vaine existence, Daniel se débat comme il peut mais en fournissant des efforts que l’on a finalement envie de qualifier de louables. La mort du père au terme d’une agonie d’anthologie ne le libère pas. L’invention d’un double, l’écriture dans laquelle il se lance, des journaux intimes de ses amis, amour et connaissances, finissent par lui apprendre un truc essentiel : s’il y a une chose à laquelle on ne peut échapper, c’est à soi-même. Que reste-t-il alors pour s’en tirer ? Le vaste monde est là. Il suffisait juste d’y penser, et de se détacher de son nombril pour commencer à vivre. C’est la littérature qui sauve Daniel. La dernière phrase de L’Enfance de Maxime Gorki dont Tesich, fin connaisseur de la littérature russe, fait aussi la dernière phrase de son propre roman, donne la clef qui le libère pour de bon.
Steve Tesich fait partie de ces auteurs que les soutiers du marketing aiment bien ranger dans la catégorie des écrivains « cultes », celle qui regroupe des noms propres à susciter des phénomènes de vénération. Plusieurs raisons à cela. 1 : Tesich est à la fois Européen, comme nous et Américain, comme eux. 2 : Il est mort deux ans avant la publication du roman Karoo qui aurait pu faire de lui un homme célèbre (qui veut mériter le culte doit subir la malédiction). 3 : N’eut-il été frappé par le désenchantement, il eut pu finir en pur produit du rêve américain et de la gueule de bois qui va avec. 4 : Il a un indéniable talent pour attraper l’air du temps et vous le renvoyer en pleine poire façon home run.
Fils d’immigrés serbes, Tesich a débarqué en 1957 dans la banlieue de Chicago, à l’âge de 15 ans, sans parler un mot d’anglais. Son père, officier de l’armée yougoslave en délicatesse avec la doxa titiste s’était exilé seul, quelques années plus tôt, en Angleterre. Etudiant brillant, sportif accompli (lutteur et cycliste), il est diplômé de littérature russe, écrit des pièces de théâtre à succès, puis des scénarios de films (on peut notamment citer Eyewitness ou La bande des quatre en 1981, Le Monde selon Garp, d’après le roman de John Irving en 1982). Il meurt en 1996 d’une crise cardiaque. C’est son roman Karoo, paru deux ans plus tard, qui le sauve de l’oubli auquel il semblait voué. Traduit en 2012 par Anne Wicke pour les éditions Monsieur Toussaint Louverture, ce roman d’une férocité sans appel dessine le portrait d’une Amérique névrosée, vouée à tous les démons du cynisme, du mensonge, de l’avidité. Publié quatorze ans avant Karoo, Price déboule seulement cette année en France, nous dévoilant Steve Tesich à rebours. Les lecteurs de Karoo ne seront pas déçus par ce premier roman de la désillusion. Les autres gagneront sans doute à remettre les deux livres dans l’ordre. Ne serait-ce que pour jouir de la puissante montée en gamme dans le registre du dézinguage de stéréotypes à laquelle on assiste entre les deux livres. Tout ça est au final très jouissif. A défaut de lui vouer un culte, on peut aimer Tesich sans réserve.
Steve Tesich | Price
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jeanine Hérisson
Monsieur Toussaint Louverture | 2014 | 544 p.