Gabriel Josipovici | Moo Pak

Comme on presse une serviette pour en faire sortir l’eau |

Pas franchement prophète en son pays, Gabriel Josipovici (1940- ) fait partie de ces modernistes engagés dont on chérit l’existence à distance mais dont on laisse aussi volontiers les livres mariner dans leur jus, accablé a priori de leur sérieux et leur intellect (soit dit en passant, j’ai entendu l’autre jour une Dame de Télérama reprocher à un roman d’être trop intelligent, et j’ai été tellement embarrassé pour elle que je me suis un peu démis la mâchoire). Il faut dire qu’il a fort à faire dans sa méchante Angleterre, dont les très rétrogrades Lettres sont les plus acquises à la cause du réalisme social et dont on sait le mal qu’elles ont fait à l’ego du pauvre B.S. Johnson. Se réclamant de la frange dure du modernisme qui tape à la machine et de la fange « espiègle » du postmodernisme qui coupe-et-colle au traitement de texte, cet ex professeur à l’Université du Sussex ne s’est pas contenté d’enchaîner doctement les romans à contrainte complexes comme des postulats cognitifs, il a également écrit nombre d’essais prosélytes voire franchement guerriers et incorrects ; son plus récent, l’explicitement titré Whatever Happened to Modernism ?, a même provoqué un petit tollé au Royaume-Uni l’année dernière, malheureusement moins pour son ardent plaidoyer pour une littérature éveillée à son temps et à son histoire que pour les quelques lignes de l’avant-dernier chapitre où il s’en prend à Julian Barnes, Ian McEwan, Adam Thirlwell et même Martin Amis (voir l’article forcément affectueux que Tom McCarthy consacre au livre).

Pascal Arnaud de Quidam, à qui l’on doit l’initiative de la traduction française de ce Moo Pak de 1994 par l’ami Bernard Hoepffner (la deuxième seulement de l’auteur après Contre-Jour à la Blanche, si je ne m’abuse), le reconnaît lui-même : « ah ça, c’est sérieux, Josipovici, très sérieux ». A lire sa prose fluide et magnétique comme une rivière d’étain fondu, on ajoute immédiatement : c’est aussi merveilleux. La contradiction fait mouche dès la première page, où l’on découvre simultanément un dispositif rigide comme un petit déjeuner avec Thomas Bernhard (un seul paragraphe logorrhéique de presque 200 pages) et des phrases buvables comme du petit lait. Que s’y passe-t-il ? Comme souvent chez Proust et dans les romans londoniens, on y marche entre amis « car il n’existe rien de plus vivifiant qu’une bonne balade avec un bon ami, on quitte son bureau [d’écrivain] en fin de matinée épuisé et vidé, et une promenade en solitaire ne fait le plus souvent que nettoyer l’esprit, tandis qu’après une promenade avec un ami on retrouve son bureau avec un sentiment ravivé de ses propres capacités ainsi que des capacités de matériaux qui avaient précédemment mené à un tel désespoir ». Deux personnages jouent les deux amis, Jack Toledano « l’écrivain » en rémission et mentor péripatéticien qui mène la marche et Damien Anderson, maïeuticien qui assure le récit des errances « dans les parcs et les landes de Londres entre l’hiver de 1977 et l’automne de 1990 » (en fait, quelques maigres évocations de géolocalisation) et le report des paroles qui font l’essence de ce quasi « monologue extérieur » (l’expression est de Claro, je la lui pique) mais tait toujours ses propres tirades. Plutôt qu’un dialogue socratique, le dispositif est effectivement un hommage à la posture de l’écrivain expérimentateur tiraillé entre assertion volontariste, curiosité totale et humble appétence pour le monde gorgé (j’adore cette expression) ; Josipovici lui-même semble se disperser entre le personnage du Parleur (avec qui il partage une enfance en Egypte « élevé à des prières anglicanes et des bouts de Shakespeare et du Dr. Johnson ») qui énonce beaucoup de théories mais refuse d’en affirmer aucune en vérité (et c’est tant mieux, parce qu’il ressemble parfois à s’y méprendre à un pilier de bistro parisien) et celui de l’auditeur, qui consigne modestement les offrandes de l’expérience. Mais gaffe au piège : Josipovici tourne aussi souvent le dos aux deux protagonistes, histoire de rappeler en loucedé au lecteur qu’il est en train de lire une fiction et certainement pas un manifeste ; un peu à la manière des petites encyclopédies de David Markson, Moo Pak accumule les discours érudits sur l’époque, la littérature, les cénacles, les jardins anglais, les choux mécaniques, le monde postmoderne, le modernisme, Proust, Dante, Lichtenberg, Swift, Nabokov, le langage des singes et un débile léger qui écrit un haïku involontaire sur Moor Park, mais les tient toujours en mouvement et en tension, en état d’équivocité totale. Comme Toledano l’avoue lui-même « J’ai écrit afin de faire sortir les confusions, les dérobades, comme on presse une serviette pour en faire sortir l’eau. Pas pour dire quelque chose mais pour clarifier l’air afin que quelque chose puisse être dit ». De fait, son sujet final (qui n’est pas tout à fait celui du roman de Josipovici) tient tout entier dans le paradoxe responsable de son incapacité à écrire quoi que ce soit malgré les tonnes de pages entassées sur sa table : « La dispersion, voilà ce sur quoi j’ai toujours écrit. Mais écrire, c’est rassembler, de sorte que ce que nous voulons faire et ce que nous faisons ne coïncident jamais mais se trouvent inévitablement en conflit dès que nous commençons ». A l’inverse de son personnage d’écrivain accablé, Josipovici tord le cou à son aporie, l’enferme et la tabasse pour l’attendrir et presque l’incarner dans un nom propre percé de trous et d’ambiguités. « L’istoir de Moo Pak », c’est l’histoire pas tout à fait rassemblée de la littérature en flaque dans cet endroit « absolument insupportable » qu’est devenu le monde, l’histoire du roman survivant en vers et contre tout, l’histoire du récit de l’écrivain-incapable-d’écrire-sauvé-par-le-récit-de-son-incapacité-à-écrire. C’est classique mais c’est toujours magique.


Gabriel Josipovici | Moo Pak
Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Bernard Hoepffner
Quidam | 2011 | 192 pages.