La vengeance est un plat… |
C’est fou comme l’image de l’Afrique du Sud a changé en quinze ans. De l’infâme régime ségrégationniste, ce pays est passé à une démocratie multiculturelle, une rainbow nation stable, solide, engagée pour la paix sur le continent noir, un État moderne, développé, nettement plus riche que ses voisins.
Évidemment, on ne peut ignorer que tout ne tourne pas tout à fait rond. Malgré l’émergence d’une classe moyenne africaine, des millions de noirs vivent toujours dans la dénuement le plus total, et les plans mis en place par le gouvernement pour les aider à trouver un travail ont l’effet délétère de repousser un peu plus à la marge tous les blancs qui étaient déjà pauvres avant 1990. Un cinquième de la population souffre du SIDA alors que le président Mbeki conteste l’existence d’un lien entre cette maladie et le VIH. Cerise sur le gâteau, la classe politique est très largement accusée de corruption.
Dans Disgrâce, J.M. Coetzee aborde un aspect de son pays que l’on connaît encore moins sous nos horizons, celui des relations entre les communautés noires et blanches. Autant dire entre le vainqueur et le vaincu, entre l’ancien oppresseur et sa victime. Le constat n’est pas rose : la vengeance est un plat qui se mange froid.
David Lurie, médiocre prof d’université de 56 ans, se fait virer de sa charge à la suite d’une aventure avec une étudiante — on notera que cette facette du livre est infiniment plus satisfaisante que l’épouvantable La bête qui meurt de Philip Roth. Un peu paumé, Lurie part rejoindre sa fille, exploitante d’une petite ferme à la campagne. Pour l’aider dans son travail, elle paye un noir qui est en fait le co-propriétaire du terrain et qui nourrit quelques ambitions sur les 50% qu’il ne contrôle pas. À la suite d’une agression où Lucy Lurie perdra jusqu’à l’honneur, son père assiste, impuissant, à sa ruine.
L’admirable plume de Coetzee, Nobel 2003, dresse un portrait glacial de certaines franges de la société sud-africaine. Les exploiteurs d’antan sont toujours à l’abri grâce à un certain pouvoir économique, ce sont donc les blancs les moins aisés qui souffrent de la fin d’une situation dont ils n’ont pas profité. L’impunité garantie aux agresseurs des Lurie par l’inefficacité policière ainsi que par la solidarité entre noirs — on refuse de dénoncer un « frère » —, les avantages légaux accordés aux fermiers de couleur et les aides financières dont ils bénéficient vont contribuer à mettre à l’écart Lucy, à la rendre marginale.
Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit d’une attaque contre les africains : à mon sens, le propos de Coetzee est plus de souligner que son pays, de par son histoire, restait une terre d’inégalité et d’injustice, quand bien même les oubliés, ceux qui souffrent, ne seraient pas toujours les mêmes qu’avant le triomphe de l’ANC.
Disgrâce est une livre d’une grande force, qui laisse des traces. Il fait mal, il bouleverse certaines préconceptions, il fait penser. Bref, il est de l’étoffe qui assure la réputation des grands écrivains.
John Maxwell Coetzee | Disgrâce
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis
Seuil | coll. Cadre vert | 2001 | 256 p.