William Gaddis | The Recognitions

Reconnaissances |

Wyatt Gwyon est un génie absolu, capable de peindre très exactement comme les grands maîtres flamands de la Renaissance. Sa première exposition à Paris est un fiasco : il refuse de corrompre la critique, qui riposte et le descend en flamme. Au même moment il découvre qu’une de ses œuvres d’étudiant est prise pour un Memling et se vend pour une somme faramineuse. Suite à cette déception, il se jure d’abandonner le monde de l’art.

Quelques années plus tard, à l’issu d’un pacte faustien, Wyatt peint des faux pour le compte du méphistophélique Recktall Brown. L’artiste devient une figure fantomatique pour ses proches, perdue dans le milieu bohème du Greenwich Village de la fin des années 40.

Monumentale odyssée romanesque, Les Reconnaissances de William Gaddis est l’un des romans les plus importants de l’après-guerre. Il se murmure qu’à sa parution, son auteur était persuadé qu’il lui rapporterait le Nobel. Grave désillusion : le livre ne se vend pas, les critiques sont mauvaises. Il est vrai que l’audace n’est pas souvent comprise, et encore moins récompensée.

Sur près de mille pages, Gaddis dresse une longue liste du faux qu’il observe partout dans le monde. Le faux-monnayeur, l’imposteur, le plagiaire, le menteur, le faux père, le faux violeur, le faux amoureux, la fausse femme, la fausse jambe… tout le monde est coupable, à l’exception de Stanley le compositeur et de Wyatt. Car, paradoxalement, c’est chez ce copiste de Bosch que l’on trouve la plus grande authenticité, fidèle à son éducation calviniste lui ayant enseigné que seul Dieu pouvait être original.

La copie et le faux, Gaddis les incorpore dans sa technique même. Sans jamais les nommer, il emprunte des phrases entières à Eliot, Wolfe — « l’infaillible ponctualité du hasard » qui reviendra dans ses quatre autres livres —, saint Mathieu, Virgile ou encore de Rougemont. Il s’inspire de Thomas Mann pour le côté faustien, et se base sur le calendrier catholique — du jour des Morts à Pâques.

Comme Melville, Joyce, Barth ou encore Pynchon, Gaddis s’inscrit dans une longue tradition d’écrivains dont on a l’impression qu’ils ont lu tous les livres jamais publiés. Cette culture encyclopédique est largement mise à profit tout au long d’un récit qui se transforme en parcours à travers la théorie calviniste, les origines du christianisme, le gnosticisme, l’histoire de l’art et de la littérature pour aboutir au portrait le plus pur que l’on puisse imaginer du milieu intellectuel new-yorkais.

Il n’y pas de critique plus précis de son époque que Gaddis, bien qu’il semble, d’une certaine façon, appartenir à d’autres temps tant sa rage contre certains de ses contemporains peut paraître forte. Toute son œuvre pourrait également être vue comme un dialogue avec lui-même sur la nature même de l’art et sa place dans notre société. L’artiste, être pur et incompris, corrompu par l’argent, son œuvre dénaturée par la reproduction mécanique, n’est-ce pas là le thème qui relie Les reconnaissances, Jr et Agonie d’Agapè ? Pourtant, cette conception, l’auteur lui-même semble la contester lorsque Wyatt s’entend dire que l’argent a toujours été là, que l’artiste en a toujours dépendu. Et puis il y a ce moment terrible, prémonitoire, où un personnage fait remarquer que certains écrivains prétendent ne se préoccuper ni de la postérité ni de la prospérité, avant de se plaindre de ne pas vendre. C’est un peu le sort qui va attendre Gaddis : son livre, né d’un incommensurable amour pour son art, sera ignoré. Blessé, il va devoir se laisser corrompre par Mammon, travaillant vingt ans dans l’antre de la bête : pour la publicité et le gouvernement. De cette frustration sortira en 1975 son deuxième chef-d’œuvre, Jr.


William Gaddis | The Recognitions
Atlantic Books | 2003 (réédition) | 956 p.